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Bobin : entretien

Publié le par Nouvelles du silence


Une fois n'est pas coutume, ci-dessous un entretien inspirant et nourrissant que Christian Bobin vient d'accorder a la revue Nouvelles Cles, Trouver le divin dans le presque rien :


Comment le moins people de nos poètes - et pourtant le plus aimé de nos lecteurs -
trouve le divin dans la faiblesse et le presque rien... et sans jamais quitter sa région
natale du Creusot. Pour lui, tout est ici, maintenant. Nul besoin d’aller voir ailleurs.
« Le tissu de la vie est profondément concret, dit-il. Ce qu’on peut appeler “l’autre
monde” est mêlé au nôtre comme la paille est tressée sur la chaise. »


Nouvelles Clés : Vous nous offrez de sublimes oxymores : des couples de termes
contradictoires, que vous faites cohabiter. Par exemple, vous trouvez « un surcroît
de vie dans le manque ».

Christian Bobin : Tout est une question d’air et de respiration. C’est
l’encombrement qui nous rend malhabile, et qui nous fait parfois, suffoquer. On a
besoin de connaître des choses telles que l’ennui, le manque, l’absence, pour
connaître la présence, la joie et l’attention pure. On a besoin d’une chose pour aller
vers une autre. Par exemple, j’aime beaucoup les livres, mais j’ai remarqué que je
trouvais les plus intéressants dans les toutes petites librairies perdues, qui n’en
vendent que très peu ; comme si c’était là que certains livres m’attendaient depuis
très longtemps. Alors que je ne les aurais pas vu dans un grand étalage, parmi mille
autres choses. Cette pensée va dans le sens exactement inverse de celui qui a créé
Internet. À la racine d’Internet, il y a le désir qu’on ait tout, tout de suite. Que
surtout nul ne souffre plus d’un manque. Or, je pense que c’est une souffrance que
d’avoir tout à sa disposition, sans intervalles. On devient soi-même comme une
chose au milieu des choses. Alors qu’on a besoin que certaines vitres de la maison
soient cassées. Et que le vent entre ! Besoin de certains défauts, de certains
manques, de certaines brisures, pour pouvoir respirer.

N.C. : Qu’est-ce qui vous conduit vers la toute petite librairie où, justement, vous
allez trouver le livre rare et important ? Le hasard ? La grâce ?

C.B. : Comment préciser sans trahir ? (parce qu’il faut que je reste dans ma langue,
que je parle avec mes mots). Vous avez plusieurs façons de voir le soleil. La voie
scientifique vous met entre les mains des documents extrêmement nombreux, de
plus en plus précis, qu’il vous faudra plus qu’une vie pour lire. Et puis, vous avez
l’autre voie. Vous regardez autour de vous, vous voyez un pissenlit, et là, vous savez
ce qu’il en est du soleil. Parce que la structure est la même. Le pissenlit, à mon
sens, est comme un petit frère égaré du soleil. Il aime tellement son grand frère,
qu’il s’est mis à lui ressembler. Dans l’infime, vous avez l’immense. La
contemplation vous donne ce que l’information ne vous donnera jamais. La
contemplation a besoin de s’appuyer sur du très peu, du très simple. Elle est
semblable à ce royaume dont parle le Christ, qui est tout entier contenu dans un
grain de sénevé.

N.C. : Autre cohabitation des contraires, vous dites qu’il faut « écrire, pour réparer
l’irréparable »...

C.B. : Oui, d’abord l’accepter l’irréparable. Le regarder. Le contempler en tant que
tel. Ne pas chercher de consolations illusoires. Ne pas se précipiter pour venir en
aide. Mais, d’abord, regarder, et si l’on est devant un mur, le voir. S’il est aussi haut
que le ciel, le reconnaître. C’est quelque chose qui amène un profond changement
intérieur. Cette « acceptation » n’est pas une résignation, mais une vue. C’est la vue
qui guérit, la vision vraie. Pas l’illusion, même si parfois la vérité est que nous
n’avons pas de solution. Mais le reconnaître, le formuler, change tout. Comme si
savoir que la porte est fermée, et l’accepter, vous la faisait traverser ! Or, la racine de
la vue, c’est la contemplation. Et la racine de la contemplation, c’est l’attention.
L’écriture évidemment a à voir avec ça. Les livres, je les aime depuis toujours. Ce
qui est beau, c’est que les livres sont bâtis à la hauteur des mains. Un livre, c’est
comme une porte qui ne serait pas plus grande qu’une main. Et, de l’autre côté de
cette porte, il y a les anges. Voilà ce que sont les livres, en gros, je m’en suis aperçu
très tôt. Mais ce n’est pas le cas de tous les livres, loin de là ! Certains livres,
qualifions-les de « vrais », viennent en secours au lecteur. Ils viennent vers lui et ont
la vertu de l’écouter. Pourquoi ? Il y a quelque chose dans une page qui est en train
de me déchiffrer. Je crois la lire, et c’est elle qui me lit ! Les « vrais » livres sont
toujours des livres de médecine, au fond. Ils sont guérisseurs. Parce que ce qui
nous rend malade, ce sont souvent les mots. Soit que ces mots qui nous aient
manqué. Soit qu’ils aient été d’une dureté insupportable. Mais ce que des mots ont
fait, d’autres mots peuvent le défaire. C’est le langage qui souffre en nous, et qui
nous fait souffrir. Et la matière des livres est un langage qui est, ou devrait toujours
être profondément réparateur.


N.C. : Quels livres jalonnent votre parcours ?


C.B. : Je peux citer quelques auteurs. Par exemple, André Dhôtel et Jean Grojean.
Ils ont beaucoup de points communs. Ils ne sont plus de ce monde et se
connaissaient entre eux. Dhôtel, c’est extraordinaire, ses livres sont comme une
forêt impénétrable. On peut avoir crainte, en les lisant, de ne plus jamais vouloir
rentrer à la maison, tellement ils semblent longs et invraisemblables. Et puis, tout
d’un coup, on débouche sur une clairière de toute beauté, devant une image ou une
parole qui ne vous quittera plus jamais. Ce sont des « livres expériences ».
Apparemment, ce sont des récits qui captent le charme même de la vie, ce que la
vie a d’imprévisible et de malicieux par rapport à nos projets, nos volontés. Je crois
que c’est Giacometti qui disait : « Le malheur, quand on cherche, c’est qu’on ne
trouve que ce qu’on cherche. » Dans les livres de Dhôtel, comme dans la vie, les
gens cherchent quelque chose, et puis oublient à un moment ce qu’ils cherchent, et
c’est là qu’ils trouvent des merveilles. Ce sont des livres de vagabonds, qui ont la
consistance des nuages. Leur forme change, au fur et à mesure des relectures. C’est
ça, les livres vagabonds. Dhôtel dit : « Je n’aime pas rêver. J’aime que les rêves
viennent vers moi ».
Grojean, c’est tout à fait autre chose. Mais finalement, il arrive au même point
source. Grojean, son grand amour, ce sont les Évangiles. L’un de ces maîtres-livres,
c’est L’ironie christique, paru chez Gallimard, qui est un commentaire, pas à pas,
de chaque verset de l’évangile de Saint-Jean, qu’il a traduit lui-même. C’est
époustouflant de vie, de vivacité, de malice, de songes. Comme son camarade
André Dhôtel, ses phrases bougent alors que le livre est fermé. Et, quand vous
revenez, elles ne sont plus à la même place. Peut-être que c’est ça, les vrais livres.
Ils poursuivent leur vie, indépendamment de vous. Et donc, quand vous les
retrouvez, vous aussi, vous êtes neufs. Parce qu’on est toujours en miroir, dans cette
vie. On est, au fond, comme l’autre est, en face de nous. Ce sont des livres où la
pensée a la fluidité des rivières, ou plus rare, de la lumière sur la rivière. C’est cette
chose presque indicible, et toujours mouvante, que ces deux écrivains ont su capter
dans leurs mots, dans leur intuition de la vie.
Il y a une veine taoïste dans les Évangiles, qui a été très bien saisie par Grojean.
Son Christ est comme désencrassé de toutes les Églises, de toutes les institutions. Il
est comme rendu à lui-même. Propre, comme un caillou, comme un sou neuf, un
brin d’herbe. Et, il est à proprement parlé « inouï ». Quand on voit ce Christ-là, on
comprend que l’on n’a pas encore commencé à vraiment réfléchir à la merveille de
toute cette histoire. Si simple, et pourtant si mystérieuse.

N.C. : Vous vous méfiez de ce qui est abstrait.

C.B. : Je pense que le tissu de la vie est profondément concret. Y compris le
spirituel. Y compris ce qu’on peut appeler, à juste titre, « l’autre monde » - qui est
mêlé au nôtre, comme la paille est tressée sur la chaise. C’est indémêlable. Et
concret.

N.C. : Vous dites quelque part qu’il faut trouver la voie étroite entre les certitudes
des Églises, qui enferment l’« autre monde » dans leurs dogmes, et le scepticisme
de ceux qui le nient, traitant d’imbéciles ceux qui y croient.

C.B. : Le chemin passe entre les deux buissons épineux de la niaiserie et du savoir
impénétrable à la lumière. Mais avec un peu de malice, c’est possible. C’est une
belle chose, d’être malicieux. Au fond, je pense que rien de vrai, de profond ne se
fait sans une sorte de gaieté intérieure. Sans une vraie gaieté. Il y a une gaieté.

N.C. : Gaieté et joie, c’est pareil ?

C.B. : Gaieté me plait un peu plus, par son côté profane. J’aime le mot joie aussi. Je
l’utilise souvent. Il s’invite beaucoup dans mes livres. Mais je pense que le mot
gaieté a un charme un peu plus grand.

N.C. : Dans Souveraineté du Vide, vous nous révélez un peu la façon dont vous
fonctionnez. Vous écrivez :« Les choses s’avancent vers moi. Toutes choses. Par
leur silence, elles entrent en moi. D’abord par leur silence. Puis, leur lumière
s’élabore en moi, discrètes, infimes, miraculées. Enfin, l’embrasement, l’éclair, le
brûlant, le radieux. Ensuite, écrire. Seulement ensuite. Voilà, c’est tout. »

C.B. : J’aurais du mal à dire mieux.

N.C. : En somme, vous êtes immobile et les choses viennent à vous.

C.B. : Comme elles peuvent venir à chacun. Dans ce sens-là, il n’y a jamais de
mauvaise journée. Je peux traverser des épreuves, comme tout le monde, mais
même dans une telle journée, je sais que quelque chose fleurira. Tôt ou tard. Les
mauvais jours, il faut les aimer encore plus que les autres, parce qu’ils sont très
discrédités. Un peu comme la pluie contre laquelle on peste.

N.C. : Vous êtes mélancolique ?

C.B. : C’est une grande histoire, la mélancolie. Je ne pense pas l’être. Il est possible
que les ombres des platanes qui étaient en face de la maison de mon enfance soient
encore sur mon coeur, pour la vie entière. Mais la mélancolie ne me donne pas des
clés très bonnes. Donc, quand je l’entends approcher, je l’évite. Le centre du centre,
pour moi, est pauvre en mots. Par exemple, il y a quelques jours, je voyais deux
citrons sur une assiette cerclée d’or, sur la table. Et la franchise, la rudesse,
l’innocence de ce jaune m’a stupéfié et a soulevé toute la journée. Je n’ai pas encore
réussi à écrire ce que j’ai vu. Parce que pour moi, le métier d’écrivain, c’est plutôt
un métier d’enfant. Un métier bizarre. Je regarde les choses qui sont privées de
langue, j’essaye de les écouter et de rendre ce qu’elles disent, de le rapporter aux
autres.

N.C. : À propos des autres, vous dites : « L’avancée en solitude loin de dessiner une
clôture, ouvre la seule, et durable, et réelle voie d’accès aux autres. » Et parlant de
la solitude à cette femme qui a tant compté pour vous, vous dites : « Tu me l’as
révélée, en fait, en offrande amoureuse. Tu m’as révélé la solitude, en pensant
l’abolir ». J’ai l’impression que c’est toute votre vie, ce balancement.

C.B. : Balancement est un joli mot, parce que je vois tout d’un coup une balançoire
d’enfant. Comme si, peut-être, notre âme était un petit enfant sur une balançoire.
De temps en temps, ses pieds touchent le ciel, et de temps en temps, ses pieds
frôlent le sol. Quelle est la main qui nous pousse, pour nous donner notre élan, et
pour le raffermir ? Ce serait peut-être la main des épreuves. La main bénie des
épreuves, qui nous envoie tout d’un coup au ciel, et qui nous empêche aussi parfois
de tomber. Qui fait qu’il n’y a pas vraiment de position stable, dans cette vie. C’est
pour ça, que vous repérez beaucoup de choses qui fonctionnent par couples de
contraires, dans ma pensée. Parce qu’il n’y a pas de point fixe. Peut-être que nos
âmes sont des enfants qui font de la balançoire. Et que celui qui ne parle que du
ciel a tort, et que celui qui ne parle que de la terre a tort, parce qu’ils oublient
l’autre moment. La justesse serait de restituer les deux choses, de façon à ce que le
mouvement continue sans fin.

N.C. : Est-ce cela que vous appelez une « extrême faiblesse indestructible » ?


C.B. : Si vous vous penchez sur un berceau, là, vous l’avez, l’extrême faiblesse
indestructible. Le bébé est dépendant de tout, absolument vulnérable. Et en même
temps, il y a quelque chose qui irradie. Il y a comme une lumière qui sort du
berceau. Lumière contre laquelle, personne ne peut rien. Autant essayer de ruiner le
soleil à coups de pioches ! Cette chose-là, invincible, c’est précisément « l’extrême
faiblesse ». Ce n’est même pas un paradoxe. Une chose découle de l’autre. La vraie
puissance, c’est d’être exposé à tout, comme peut être le nouveau né. Il n’y a pas de
puissance plus grande, dans un sens, que celle du Christ sur la croix.

N.C. : Là, on arrive à votre définition du divin, à l’idée d’un divin extrêmement
vulnérable, extrêmement faible, presque impuissant.

C.B. : On entend parfois (ça revient comme une question métaphysique qui
s’enorgueillirait de ne pas avoir de réponse) : « Où donc était Dieu à Auschwitz ? »
Mais, la réponse, on l’a : il était dans les chambres à gaz ! Il était dedans ! Dieu est
le plus fin du fin du fin de la vie. Tellement transparent qu’il est indéchirable. Le
dernier fil ne lâche pas. Tout le reste va lâcher. Nos solidités, nos savoirs, nos
volontés ne tiennent pas la route. Tôt ou tard, elles cassent - d’autant plus
facilement qu’elles sont crispées sur elles-mêmes. Mais un duvet de moineau ou
l’aigrette du pissenlit, ça ne se brise pas. C’est tellement léger que ça ne peut pas
connaître cette mésaventure. Moi, le Dieu dont je parle parfois, sans doute trop
d’ailleurs, il ne tient pas dans le coffre-fort d’une église ou d’un dogme. Il tient dans
la poitrine d’un rouge-gorge. Plutôt étonné, comme le sont les rouges-gorges, de
nous trouver sur sa route.


N.C. : À part Dhôtel et Grojean, vous citeriez un autre auteur ?


C.B. : Oui, un contemporain qui a écrit L’ange qui boite et va publier au Mercure
de France, en octobre 2008, L’évangile du gitan. Il est lui-même gitan et s’appelle
Jean-Marie Kerwich. J’ai eu le bonheur de lire les épreuves de son livre et j’ai
compris ce que pouvaient être les prophètes de la Bible, comme Isaïe, Jérémie ou
Job. Ces gens n’ont rien demandé. Ça leur est tombé sur la tête. Ils n’ont pas
cherché cette sorte de cascades d’images, de poésie, de visions et de témoignages à
rendre. Jean-Marie Kerwich est unique, parce qu’un gitan est censé être hors
écriture. Or, dans la Bible, mais aussi dans le Coran, les plus « voyants » sont
illettrés. Il y a comme une porte qui s’ouvre au fond des Cieux, et une cataracte de
lumière tombe sur un petit berger qui ne demandait rien du tout. Jean-Marie
Kerwich est un homme qui n’est pas séparable de son livre. Qui parle comme il
écrit et qui écrit comme il parle. Il a une vie très dure. Cela nous ramène au début
de notre conversation : c’est parfois la rudesse de la vie qui vous rend le coeur
milliardaire. C’est toujours ce balancement. Toujours.

N.C. : Les Gitans ont une tradition orale. La mettre noir sur blanc ne la fige-t-il
pas ?

C.B. : Non, parce qu’il a à nous dire quelque chose sur nous-mêmes et sur la vie. Il
le passe. Il le transmet. Il n’abîme rien. Il ne parle pas tant de son peuple que des
choses éternelles. C’est-à-dire des choses simples. L’attention à l’autre. Le temps
qui passe. C’est la cicatrice d’enfance qui ne s’efface jamais, et qui reste sur notre
visage, même après la mort. Il parle de choses comme ça. Ce que j’apprends aussi,
en lisant Kerwich, ou Dhôtel, ou Grojean, c’est qu’il n’y a pas de technique du
spirituel, contrairement à ce qu’on nous dit, parfois, aujourd’hui. Il y a certes de
bonnes nourritures, de bons gestes, des choses qui peuvent s’apprendre. Mais au
coeur même de la vie, la clé ne peut être que la vôtre, celle que vous aurez forgée
dans la forge de vos épreuves. Il n’y a pas de règle pour ça. Très bêtement, très
pauvrement, c’est très déroutant, la vie ! Au sens propre : ça vous emmène en
dehors de la route sur laquelle vous cherchez toujours à revenir. On a besoin de
rassurance. On a besoin de certitudes, de savoir. C’est humain. Mais il se trouve
que l’essentiel se passe dans le fossé, à côté, dans les nuages que vous avez oublié
de regarder. L’essentiel vagabonde à côté de nous. Le rejoindre, c’est peut-être
vagabonder à notre tour. Et tant qu’on reste sur le chemin, qu’est-ce qu’on va voir ?
Juste nous-mêmes.

N.C. : Parlant de vous-même, on sait l’importance immense, dans votre vie, des
femmes, de la femme, d’une certaine femme. Et de ses enfants. Les hommes,
comme vous dites à un moment donné, vous ne les voyez pas. Vous précisez : « Les
hommes, même les saints, ne sont pas très finauds. » Cela dit, en 2002, dans Le
Christ aux coquelicots, vous sacrifiez même les femmes pour le Christ, à qui vous
dites : « La douceur des femmes n’est rien au regard de ta douceur. Leurs coeurs
ressemblent au ciel bleu, mais quand on le prend dans nos mains, nos mains sont
aussitôt tâchées de noir »

C.B. : L’erreur (il rit), c’est de généraliser. C’est une erreur que je reconnais
volontiers. On a besoin de se tromper pour arriver au vrai. On procède par
approximations. Maintenant, ce qui me reste, c’est la plénitude de la place
maternelle, que peut-être toutes les femmes ne remplissent pas comme elles
pourraient, mais ça les regarde. Parfois, elles n’y peuvent rien. C’est compliqué. Ce
qui m’a ébloui dans les femmes, d’abord, c’est de les voir comme mères.
Aujourd’hui, je vois un peu mieux les pères, les maris. Mais je continue aussi à voir
les femmes et à voir les enfants. Je pense préférable de tout voir !

N.C. : Mais votre amour fou est désormais réservé à Jésus. Vous dites : « Ton
amour est ma seule vie ! »

C.B. : C’est presque impudique de le dire comme ça. Ou alors, il y a le secret du
livre. La bonté de la vie, c’est de nous secouer en tous sens et de nous faire passer
par son tamis. De nous aider, parfois, à délivrer l’amour du sentiment, ou plutôt du
sentimentalisme. C’est comme passer d’un ordre à un autre.

N.C. : Ce qui m’avait frappé, dans la préface de Grojean au Nouveau Testament
dans la Pléïade, c’était sa façon de distinguer les quatre évangélistes. Marc est en
fait le secrétaire de Pierre, et son évangile essaie de raccommoder tout le monde.
Matthieu, c’est celui qui est resté au pays, donc le plus juif, qui ne comprend pas
pourquoi les autres s’en vont. Luc, c’est le secrétaire de Paul, le stratège, le
Talleyrand ou le Henry Kissinger, qui a une vision mondiale. Et Jean, votre préféré,
le plus jeune au départ, est pourtant celui qui va écrire en dernier, quand il sera très
vieux. Et qui aura la vision de l’Apocalypse...

C.B. : Et ce qui est beau, c’est que ces quatre mondes ne se joignent pas tout à fait.
Les jointures ne sont pas parfaites entre les quatre récits, ce qui est un indice du
vrai. Chaque témoin a vu à sa façon et rapporte à sa façon. Jean, c’est le patron des
écrivains. Il ressaisit les choses par l’intérieur. Alors que les autres écrivent de façon
plus factuelle. Ils sont nécessaires aussi, c’est important, d’avoir les faits bruts.
Mais Jean a cette vertu de ressaisir par un feu interne, tout ce qui s’est passé et d’en
garder l’épure, l’essence. Il fait de l’histoire du Christ, ce que les parfumeurs font
avec un parfum quand ils parlent d’un « absolu ». Au sens du qui mot désigne le
concentré du parfum le plus rare, le plus pur, le plus raréfié, le plus cher, et que les
parfumeurs appellent un « absolu ».Grojean fait de la vie du Christ, avec un faible
jeu de mots, un absolu, grâce à l’écriture, qui a comme vertu, entre autre, de
densifier la vie, pour la faire mieux apparaître aux vivants. Elle la condense, la
métamorphose pour la révéler. Ce n’est pas une trahison, un éloignement, une
fiction. Il est possible que la structure de la vie mentale, mais aussi charnelle,
même peut-être cosmique, soit très semblable à l’architecture des musiques de
Bach. Et Saint-Jean est à ce niveau-là, même un tout petit peu plus haut. Il va saisir
l’architecture interne de la vie dont il a été le témoin. Ce qui est très intéressant
dans la vie du Christ, c’est que c’est la vie de chacun. C’est une vie humaine. Elle
est faite de rencontres, de malentendus, de besoins de s’expliquer, d’errances, de
malice, de guerres invisibles, d’épreuves, et d’un grand arrachement final. Ça, c’est
la vie de chacun. L’évangile est le miroir le plus apte à refléter ce qu’est une vie
humaine, et donc divine, puisque les deux sont inséparables. Dans Jean, le Christ
dit : « Qui m’a vu a vu Dieu ». Tout ce qu’on peut connaître de Dieu, c’est une vie
humaine, le temps d’une vie humaine. La nôtre. Ou la vôtre.

N.C. : En même temps quand on ouvre l’Évangile après l’avoir gardé fermé
longtemps, on peut trouver ça d’une exigence presque violente !

C.B. : C’est un engagement puissant qui est demandé. C’est la vie la plus intense.
Pour moi, la personne la plus intelligente au monde, c’est le Christ. Il est
intransigeant pour préserver la grande souplesse du vivant, pour laisser aller le vent
dans les herbes et pour laisser aller la vie à ses merveilleux imprévus.


N.C. : Et les autres évangiles ? Celui de Philippe, celui de Marie-Madeleine ?

C.B. : Les évangiles apocryphes peuvent être nourriciers pour l’imaginaire. Ils ont
des beautés, qui font rêver, comme cette scène où le Christ fabrique des oiseaux en
argile, leur souffle dessus et les oiseaux s’envolent. Dans le même évangile, je crois,
il y a une scène terrible, où Jésus enfant, juste frôlé dans la cour de récréation par
un camarade, lui dit : « Toi, tu ne vivras pas jusqu’au soir ! » Ces évangiles ont un
charme de légende, comme les contes soufis ou juifs. Mais ils ne sont pas
indispensables. En fait, le problème est peut-être de définir le spirituel - je ne pense
pas y parvenir. Le problème de ces autres évangiles, et de beaucoup de textes
gnostiques ou ésotériques, c’est qu’ils sont innombrables. Si vous vous aventurez
dedans, on risque de ne plus vous revoir de votre vivant. Il n’y a aucune raison que
ce genre de quête ou de lecture s’arrête. Il y a autant de livres de spiritualité que
l’océan peut compter de vagues. Tout est fait pour qu’on s’y noie. Il me semble que
l’on n’a besoin que de quelques livres, de même qu’on n’a besoin que de quelques
paroles de notre père, ou de quelques gestes de notre mère. S’ils se mettent à nous
parler sans arrêt, ils vont nous tuer. On a besoin, aussi, d’aller y voir par nousmêmes,
d’aller dans la vie, de nous affronter aux autres, et de laisser tomber ce qui
pourrait être un jeu de miroirs, quand la recherche prend la place de l’objet
recherché. C’est un peu le risque de cette littérature périphérique.
Alors, qu’est-ce que le spirituel ? C’est la vie engagée avec d’autres. Qu’est-ce que
vous faites avec quelqu’un qui vous pose un problème ? Qu’est-ce que vous faites
avec vos enfants ? Avec vos parents ? Avec un inconnu ? Le propre de la vie, c’est
que vous n’avez jamais le temps. J’appelle ça le « principe de Pilate ». Pilate n’est
pas un mauvais homme. On lui met le sort du Christ entre les mains, il est très
embarrassé. Il a une profonde sympathie, presque une empathie, pour cet homme.
Mais en même temps, il est dépendant des autorités religieuses et doit faire
respecter l’ordre L’institution ecclésiale juive râle et souhaite une mise à mort, sans
pouvoir y procéder elle-même. Le principe de Pilate se résume ainsi : on amène le
Christ devant vous, et vous avez trente secondes pour décider de ce que vous allez
faire. Pas plus. C’est ça, la vie. Et Pilate, même s’il avait une bibliothèque de livres
de sagesse, n’aurait pas le temps de les consulter et ces livres ne pourraient
d’ailleurs rien lui dire. Il faut trancher. Il espère une intuition, un instinct... Mais il
n’a plus le loisir de tergiverser, et en vérité, on ne l’a jamais. La mort peut nous
saisir à tout instant, on n’a donc jamais, au fond, le loisir de remettre à demain. De
dire qu’on va réfléchir un peu : « Je crois qu’un livre vient de paraître, qui va
m’éclairer. » Non. C’est toujours trop tard. L’inscription de votre coeur dans cette
vie se fait toujours à la seconde. Dans l’instant. Comme l’éclair qui entre dans la
pierre et la fracasse. On n’a pas le loisir que supposent toutes ces lectures infinies,
innombrables. Elles peuvent nourrir le songe, l’imaginaire, mais pas autre chose.

N.C. : Il faudrait donc porter le livre en soi ?

C.B. : C’est joli, cette image. Ça serait peut-être ça. Ce serait arriver à ce que
l’écriture soit entrée en nous, de façon à ce qu’on puisse trancher au mieux.
Personne ne peut tout lire, de toute façon. Je lis le Coran, aussi. J’aime beaucoup.
J’aime aussi certaines parties du Talmud. Je ne suis pas enfermé. Mais au fond, à
nouveau je vais faire un retour à une scène des Évangiles, qui se trouve dans Jean :
le Christ, assez jeune, est assis au Temple, avec les autres, et c’est son tour de lire
un texte sacré. Qui lit ce texte doit ensuite le commenter. Jésus lit un psaume qui
parle du Messie, de la fin des temps. Et il a un seul commentaire : « Ce que je viens
de lire, vous l’avez sous les yeux, maintenant. C’est moi. » La dernière lecture qui
contient toutes les autres, c’est simplement la présence humaine. La présence d’un
homme ou d’une femme est beaucoup plus éclairante que toutes les bibliothèques
du monde. Et en même temps, la Bible, les Évangiles, le Coran sont des centrales
atomiques de poésie...

N.C. : Ce qui est frappant, c’est que ni Bouddha, ni Mohammed, ni le Christ n’ont
écrit quoi que ce soit eux-mêmes.

C.B. : Socrate non plus... Sans doute sont-ils dans une fonction supérieure à
l’écriture. Peut-être ces gens très rares sont-ils allés dans le noyau du feu, l’ont
traversé. Alors qu’écrire est déjà un état second. Vous prélevez les braises, en y
cherchant l’empreinte des pieds de ceux qui les ont traversées, mais ceux-là l’ont
fait en silence. Comme peut-être on traverse la mort. Il y a un moment fondateur du
silence. Et ces gens-là sont donc plus hauts que l’écriture. La beauté de l’écriture,
c’est de les reconnaître, de les révérer, de les éclairer. D’essayer de nous les donner
à voir.
Une légende dit que la plume qui sert aux écrivains a été empruntée au coq du
reniement de Saint Pierre. Peut-être l’écriture trahit-elle toujours un peu. Et en
même temps, avez-vous remarqué comme ce qui n’est pas écrit se délite, se perd,
s’efface. Donc l’écriture nous sauve aussi, nous préserve, nous redonne une
fluidité....
Cela dit, il y a une belle réflexion de Grojean sur la supériorité du lecteur par
rapport à l’auteur. L’auteur prend un morceau de vie et en fait un livre. Le lecteur
prend un livre et en fait un morceau de vie. Il ressuscite ! Il a donc un travail encore
plus puissant - qui n’aurait certes pas pu être accompli s’il n’y avait pas eu le labeur
de l’auteur avant. Il n’empêche : le travail du lecteur remet en vie quelque chose qui
avait été enfermé dans le livre.

N.C. : Ou alors, c’est raté !

C.B. : Ou alors la lecture ne s’est pas faite, ou le livre était mauvais. Idéalement,
l’écriture, comme la lecture, devraient être deux instants de récréation dans la clarté
d’un ciel étoilé. Ils devraient être d’une gaieté et d’une inventivité totales. Il devrait
y avoir une grande fantaisie dans les livres, qui réveillerait une grande liberté chez
le lecteur. Tous les trois - l’auteur, le livre et le lecteur - se trouveraient, du coup,
dans une sorte de cour de récréation angélique. Avec une grande liberté. La vraie
justification de l’écriture, à mon avis, c’est qu’elle est comme la vie : elle ne se fige
pas. C’est sans doute ce que les Juifs de la tradition talmudique ont perçu très fort.
Il y a quelque chose de beau comme l’enfance dans leurs commentaires de
commentaires de commentaires des écritures, cette lecture sans fin, sans cesse
revivifiante, irriguée, surprenante.

N.C. : Voyez-vous votre propre vie comme un ciel clair où se détachent les étoiles ?

C.B. : Ma vie ? C’est comme si depuis toujours, j’avançais dans la brume ! Et tout
ce que je vois me semble déchirer un voile de néant posé sur le monde. Soudain ça
m’apparaît, dans une splendeur ! Je suis sujet à des éblouissements. Ça peut être un
visage, un objet. C’est comme si la création du monde était continue, que nous
étions contemporains de la création du monde. C’est comme si la création n’était
pas une chose à l’arrière de nous, mais exactement en train de se faire.

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