Adam Zagajewski
Les singes
Un jour les singes se sont emparés du pouvoir.
Ils ont glissé des chevalières d'or à leurs doigts,
enfilé des chemises blanches amidonnéees,
ils se sont enfûmés de capiteux cigares de La Havane,
des chaussures vernies ont emprisonné leurs pieds.
Nous n'avons rien remarqué, absorbés que nous étions
dans nos occupations : quelqu'un lisait Aristote,
un autre vivait le grand amour.
Les allocutions des dirigeants sont devenues un peu cahotiques
et même cafouilleuses, mais de toutes façons jamais
nous ne les écoutions attentivement, préférant la musique.
Les guerres sont devenues encore plus sauvages,
les prisons se sont mises à empester davantage.
Il semble que les singes se soient emparé du pouvoir.
Les années trente
Les années trente
Je n'existe pas encore
L'herbe pointe
Une jeune fille mange une glace à la fraise
Quelqu'un écoute Schumann
( Schumann fou,
perdu)
Quel bonheur
Je n'existe pas encore
J'entends tout
Cherche à chanter le monde mutilé
Cherche à chanter le monde mutilé.
Rappelle les longues journées de juin
Et les fraises, les gouttes de vin rosé.
Les orties qui, méthodiquement, recouvraient
Les maisons abandonnées par ceux qui en avaient été chassés.
Tu dois chanter le monde mutilé.
Tu as regardé des bateaux et des voiliers élégants,
Attendus d’un long voyage
Ou seulement d’un néant saumâtre.
Tu as vu des réfugiés aller vers le néant,
Tu as entendu les bourreaux chanter allègrement.
Tu devrais célébrer le monde mutilé.
Rappelle ces instants, quand vous étiez ensemble
Dans une chambre blanche et que le rideau bougeait.
Reviens par la pensée au concert, quand la musique explosa.
En automne tu ramassais les glands dans le parc
Et les feuilles voltigeaient sur les cicatrices de la terre.
Chante le monde mutilé
Et la petite plume grise perdue par la grive,
Et la lumière délicate qui erre, s’évanouit
Et puis revient.
( Mystique pour débutants, Ed Poésie Fayard 1999)
Zagajewski est né à Lvov en 1945. Il est un des poètes polonais parmi les plus importants aujourd'hui.