Sparkenbroke, de Charles Morgan
"Tous les enchantements disparaissent; seuls les lâches disparaissent avec."
(Fontaine)
Voici un maître livre. D'ailleurs, on ne le trouve pas en librairie, à la rigueur d'occasion : normal, car ce livre n'est ni un témoignage, ni un constat, ni un cri, ni un diagnostic, ni un réquisitoire, comme tout ce qui s'écrit en Europe sauf exceptions depuis 30 ans, mais un long et délicat poème en prose déployant une métaphysique subtile à propos de l'amour impossible entre un (grand) poète - dont certains textes sont inclus dans le roman - et une jeune femme; à propos des rapports complexes et contradictoires qu'entretiennent entre eux art-religion-sexualité-amour; et bien d'autres choses encore, dont de sensuelles descriptions de l'Italie (une partie du livre se passe a Lucca)...
Morgan écrivait à la même époque que Lawrence, James, ou encore Woolf, mais il est moins primaire que le premier, moins sophistiqué que le second, et plus incarné que la troisième. Pour ma part, j'apparente ce livre aux Cahiers de Malte de Rilke, au Monde Désert de P.J. Jouve, ou encore au Partage de Midi de Claudel.
Valéry a été sensible à l'art de Morgan un des premiers, et il l’a exprimé en disant que de la prose de Morgan se dégage souvent « une solennité presque religieuse, qui communique à l’amour, même dans le pressentiment suggéré de ses puissances physiques, une valeur de tendresse universelle [...] une tentative pour assembler de deux êtres ce qu’ils ont de plus inconnu d’eux-mêmes en eux-mêmes ».
« Un poète est latent dans chacun de leurs principaux personnages, écrit-il encore à propos des romans de Morgan. J’ai eu l’impression en les lisant que maint chapitre est organisé sur le type des sonates ; et, tout particulièrement, que les fins de ces chapitres laissent l’esprit dans cette attente du silence que les dernières notes du morceau ou les derniers termes du poème ont pour fonction de faire naître en nous". (cf l'article sur Morgan de l'Encyclopedia Universalis)
Extrait : " Dans la jeunesse (...), il semble toujours que chaque perte vienne d'un parjure et d'un abandon et représente une trahison de la vie; c'est pourquoi nous saisissons ce que nous pouvons, nous pleurons amèrement ce qui nous manque et méprisons ceux qui prétendent que nous devons nous sacrifier ou que cette perte n'en est pas une, qu'il y a d'autres femmes au monde et d'autres enchantements. Notre mépris est justifié, car ces affirmations sont fausses. La perte est complète. Il n'existe qu'une seule femme aimée et qu'un seul enchantement. La vie ne peut être vécue par l'oubli ou la substitution, mais grâce au souvenir et à la transmutation (...) Une perte, tout en restant une perte, n'est pas un corps en décomposition enfoui dans la terre, ou attaché à l'être captif, mais un principe permanent qui inspire l'homme libéré.
La liberté, dans ce sens, jaillit de l'unité d'esprit (...) "