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Ravi Shankar

Publié le par Nouvelles du silence


Il est mort le 11 décembre à San diego (Californie)à l'âge de 92 ans.


Chants of India, votre dernier album, est jalonné de mantras, formules sacrées au pouvoir incantatoire. Ces prières sont-elles liées à des émotions d'enfance ?

Je suis né à Bénarès, qui est un lieu de pèlerinage important pour les hindous. Dans mon enfance, il y avait de la musique partout, pour les baptêmes comme pour les mariages ou les funérailles, des mélopées, des psalmodies… Même s'il ne s'agit pas vraiment, avec cet album, d'une démarche religieuse ou rituelle, je l'ai réalisé avec un grand respect pour la spiritualité des mantras.

Votre père faisait partie de la caste sacerdotale des brahmanes, la plus haute dans la hiérarchie indienne. Exerçait-il des fonctions religieuses ?
Pas du tout, il était avocat de formation. Après avoir été le ministre d'un maharadjah, il a exercé à Londres et aussi à Genève, à la Société des nations. Ses dernières années, il les a passées à New York en tant que professeur à l'université de Columbia. C'était un érudit. Hélas, il est mort quand j'avais 15 ans.

Vous ne faites donc pas partie, comme c'est souvent le cas en Inde, d'une dynastie de musiciens ?
Mes parents chantaient, mais pas professionnellement. Ma mère fredonnait du folklore ou des berceuses ; mon père faisait des recherches sur les hymnes védiques, qui s'appuient sur les Veda, poèmes religieux très anciens, et il lui arrivait de scander certains des chants que j'ai repris sur mon dernier album.

A 10 ans, vous êtes venu habiter à Paris avec votre frère, qui dirigeait une troupe de danseurs et de musiciens. En quoi ce séjour vous a-t-il marqué ?
Je me souviens de tout. Du voyage de Bénarès à Bombay, de Venise, du train jusqu'à Paris. C'était si exaltant que j'en ai eu la fièvre ! J'habitais au 121, rue de Paris, aujourd'hui avenue Kennedy ; puis nous avons emménagé au 17 de la rue du Belvédère. Au départ, j'étais plutôt danseur, et mes premières prestations ont été saluées par des critiques dithyrambiques.

Vous étiez donc très jeune lorsque avez connu votre gourou, Ustad Allaudin Khan ?
J'avais 15 ans. Mon frère l'avait invité à venir rejoindre notre troupe à Paris. C'était la première fois que je rencontrais un grand musicien indien. J'ai été impressionné par son jeu au luth sarod. J'avais peur de lui parce qu'il avait un tempérament rigide. Mais il m'aimait beaucoup. D'autant plus qu'à la mort de mon père ma mère m'a confié à lui : " Il est très jeune, lui a-t-elle dit, il vient de perdre son père, occupez-vous de lui. " Il s'est mis à pleurer comme un enfant : " Vous avez donné naissance à un fils qui, sur scène, rayonne comme Shiva… A partir de maintenant, Robu [diminutif de Ravi, qui veut dire “soleil”] est mon fils aîné. "

A quel âge avez-vous commencé à suivre son enseignement ?
Déjà, pendant l'année qu'il a passée avec la troupe, il profitait des moindres occasions pour me transmettre son savoir. Il me disait toujours : " Vous êtes comme un papillon, vous dites des poèmes, vous chantez, vous dansez, vous courez les filles, vous avez un tel potentiel… Je pense que si vous arriviez à vous concentrer sur la musique, vous feriez de grandes choses. Si vous vous sentez capable de tout quitter, venez me voir et je vous apprendrai. " Il m'était difficile de choisir, car j'aimais la vie que je menais avec la troupe. Mais lorsque, trois ans plus tard, mon frère a décidé de rentrer en Inde pour créer un centre culturel, je n'ai plus hésité. Je me suis rasé la tête, j'ai acheté des vêtements très simples. Quand je suis arrivé chez Ustad Allaudin Khan Baba dans cet accoutrement, lui qui se moquait toujours de mon élégance ne m'a pas reconnu !

Quel souvenir avez-vous gardé des sept années que vous avez passées auprès de lui ?
Pour moi, qui avais mené grande vie dans des hôtels de luxe, les méthodes du guru kul (transmission du gourou à son disciple) étaient rudes. Il m'a fallu un an pour m'habituer à ce nouveau rythme, aux lits si durs, aux moustiques, aux scorpions, aux serpents…

En quoi consiste l'enseignement d'un gourou ?
Le plus long, c'est d'apprendre à improviser et à s'abandonner totalement, sans se poser de questions. On travaille dix, douze ou quatorze heures par jour. Quelquefois, c'est pénible, douloureux ; le gourou peut comprendre quelque chose de travers ou se fâcher à tort, mais on ne peut jamais lui répondre. Plus tard, ce genre d'expérience est vécu comme une bénédiction.

Votre gourou était musulman et vous hindou, cela n'a-t-il pas posé de problèmes ?
Pas du tout. Figurez-vous que j'ai épousé sa fille et que, contrairement à la tradition, je n'ai même pas eu à me convertir à l'islam. En fait, c'est elle qui est devenue hindoue, c'est son père qui l'a suggéré... Ce mariage a peu duré mais, plus tard, le fils qui est né de cette union est venu me voir en Californie. Il jouait du sitar, et nous avons fait quelques concerts ensemble. Hélas, il est mort il y a quatre ans.

Lorsque votre gourou est mort, l'avez-vous remplacé ?
Jamais ! Pas pour la musique en tout cas. J'ai été influencé par de grands maîtres, mais je n'ai plus eu recours à un gourou.

Vous jouez des musiques hindoustanies (du Nord) tout en étant influencé par les musiques carnatiques (du Sud), quelles sont les grandes différences entre ces deux traditions ?
La base est la même. La bifurcation a commencé au XIIe siècle, quand, au Nord, le hindi a remplacé le sanskrit. Or, la langue est essentielle car la musique indienne s'appuie sur le chant. Souvent, un même raga est joué au Nord et au Sud avec des noms différents. Au fil des siècles, comme les artistes n'avaient plus tellement l'occasion de s'écouter les uns les autres, les différences se sont accrues. C'est seulement après l'Indépendance, grâce à la radio et aux cassettes, que les musiciens des deux régions se sont de nouveau rencontrés et écoutés.

Comment pourrait-on définir un raga ?
Ce n'est ni une gamme, ni un mode, ni une clef, ni une mélodie, ni un chant. Pourtant, il y a des éléments de tout cela. Chaque raga a un motif, un leitmotiv. C'est comme un visage, grâce à ses traits, on peut le reconnaître immédiatement. Il faut aussi qu'un raga ait un rasa, c'est-à-dire une humeur, un état d'âme particulier. Les uns sont dignes, les autres érotiques, romantiques, héroïques... L'artiste est libre de donner sa couleur en variant d'un micro-ton, en usant du glissando... Il n'y a que le gourou qui puisse enseigner cela. Ce n'est pas quelque chose que l'on peut fixer par écrit, on ne peut pas non plus le jouer sur un instrument à clavier ou à touches. C'est comme quelque chose de mort à quoi on insuffle une respiration (le prana) qui donne vie au raga.

Vous vivez actuellement entre San Diego, en Californie, et New Delhi. Avez-vous toujours des élèves ?
Beaucoup, mais, pour moi, l'essentiel, c'est ma fille de 16 ans, Anoushka, qui a d'ailleurs aidé George Harrison à superviser mon dernier album. Je la trouve très talentueuse.

Quel est le rôle de l'ancien guitariste des Beatles dans ce dernier CD ?
Il a produit le disque, participé à l'enregistrement, au mixage, chanté dans les choeurs et joué quelques notes au vibraphone ou à la guitare acoustique.

En quelles circonstances l'avez-vous rencontré ?
C'était en 1966, lors d'une party londonienne, chez des amis. Il était d'une modestie exemplaire. Il m'a posé des questions sur le sitar et voulait que je lui enseigne l'instrument. Il était très intéressé par la religion hindoue et la culture védique.

Quel souvenir gardez-vous du festival de Woodstock ?
Mauvais ! J'étais malheureux, il pleuvait, il y avait un océan d'êtres humains, c'était rempli de boue, tout le monde était drogué... Ces jeunes s'amusaient beaucoup, mais, pour eux, la musique était secondaire. A l'époque, j'étais sous contrat et mon agent avait accepté ce concert. Je n'ai pas pu refuser, mais ce fut une expérience désagréable. En revanche, j'avais aimé le festival de Monterrey. C'est le premier auquel j'ai assisté, c'était le début du peace and love, il y avait déjà des drogues et j'ai toujours condamné ça, mais l'ambiance était plus plaisante. Cela dit, notre musique ne peut pas être appréciée dans ce genre de circonstances, tout comme Bach ne pourrait être joué dans un festival pop, avec des gens qui hurlent.

Quelles leçons tirez-vous de ces années-là ?
Elles ont été dures pour moi. A l'époque, tout a été mélangé, les hippies, le Kama-sutra, le haschisch, le LSD. Parce que George Harrison était mon élève, tout le monde a pensé que j'étais une sorte de superstar. Par la suite, j'ai refusé de me vendre de cette manière-là et je suis resté méfiant par rapport aux concerts de plein air. Heureusement, il y a de nouvelles générations qui s'intéressent vraiment à ma musique.

Que vous a apporté le mélange avec les synthétiseurs ?
C'est l'enfant en moi qui a voulu essayer. C'était sur le CD Tana Mana, il faut l'écouter, c'est intéressant parce que, sur un synthétiseur, les sons du sitar sont différents.

Quelles impressions vous a laissées le saxophoniste John Coltrane ?
Magnifique ! C'était le premier jazzman que je rencontrais. J'écoutais beaucoup Louis Armstrong, Cab Calloway ou Miles Davis, mais j'associais leur musique à des pièces enfumées avec drogue et alcool. Quand j'ai connu Coltrane, il avait cessé de boire, il était devenu végétarien, il étudiait les textes de Rama Krishna. Je n'arrivais pas à le croire, il avait l'air si clean, si " comme il faut " ! Surtout, il était humble. Nous nous sommes rencontrés trois ou quatre fois à New York, il posait des questions sur les ragas, les talas (rythmes), l'improvisation. Je lui disais : j'entends des perturbations, des sons perçants, quelque chose qui hurle dans votre musique. " C'est exactement ce que je veux apprendre de vous, m'a-t-il répondu, comment puis-je mettre de la paix dans ma musique ? " Hélas, il est mort alors qu'il devait me rejoindre, pour six semaines, à Los Angeles. Il avait donné mon prénom à son fils : Ravi Coltrane est aujourd'hui saxophoniste de jazz, comme son père !

Vous avez également rencontré le poète indien Rabindranath Tagore, qui a écrit plus de mille chants, poèmes, romans et pièces dramatiques d'inspiration patriotique et mystique...
Je l'ai vu deux ou trois fois lorsque j'avais entre 13 et 15 ans. J'étais allé chez lui, à sa fondation. J'ai rencontré énormément de gens célèbres dans ma vie, mais je n'ai jamais vu quelqu'un d'aussi impressionnant que Tagore. Il avait une longue barbe blanche, des yeux noirs perçants, c'était comme Dieu, comme le soleil !

(Télérama 1997) 

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