Mort de Seamus Heaney, Prix Nobel de Littérature 1995
Le poète irlandais Seamus Heaney est mort ce 30 août, dans un hôpital de Dublin, à l'âge de 74 ans. Né le 13 avril 1939 dans le comté de Derry, en Irlande du nord, il avait reçu le prix Nobel de littérature en 1995.
Depuis qu'il a reçu le prix Nobel de littérature 1995, on l'appelle Famous Seamus. Le célèbre Seamus. A Dublin, à Belfast ou à Cork, il est aussi connu qu'un joueur de rugby ou qu'un coureur cycliste. Les Irlandais aiment leurs poètes, c'est vrai. D'ailleurs, comme l'affirme un dramaturge dublinois: «Ici, nous n'avons que trois aliments: la pomme de terre, l'alcool et la littérature.»
Une preuve parmi d'autres : c'était un soir de novembre dernier, à St Ann's Church, un temple protestant de Dublin situé à quelques pas de Trinity College. Près de cinq cents personnes ont pris place sur les bancs: à l'heure où les pubs affichent complet, on est venu en famille ou en groupe, comme quelques dizaines d'étudiants. Face au public, la harpiste Andreja Malir. Et à ses côtés, assis sur une chaise, Seamus Heaney.
Ce soir, il va lire quelques poèmes de son prochain recueil à paraître. Mais l'essentiel de la soirée sera consacré à la traduction qu'a faite Heaney, avec le professeur Stanislaw Baranczak, d'un livre de poèmes d'un auteur polonais du XVIe siècle, Jan Kochanowski. Son titre: «Laments» (1). D'une voix sourde mais paisible, Heaney lit les vers de cette oeuvre poignante qui décrit le désarroi d'un père après la mort de sa fille. Il dit :
"Ursula, ma douce enfant, où es-tu partie ?
Est-ce un lieu ou un pays que nous connaissons ?"
Ou encore :
"Aie pitié de mon chagrin. Ô présence enfuie,
Rassure-moi, hante-moi ; toi que j'ai perdue,
Reviens, sois une ombre, un rêve, un fantôme."
La lecture achevée, il n'y aura ni cris ni applaudissements. Simplement le silence qui succède aux cérémonies rituelles.
Quelques mois plus tard, toujours à Dublin, Seamus Heaney justifie le choix de cette traduction:
"Je ne parle pas le polonais, mais lorsque Stanislaw Baranczak, mon collègue de Harvard où j'enseignais alors la rhétorique, m'a parlé de ce recueil, j'ai eu tout de suite envie de le faire découvrir au public de langue anglaise. Pour moi, cela représentait un défi. Du fait de la langue d'abord. Mais aussi parce que je devais trouver des rimes, ce que je ne suis pas habitué à faire dans mes propres poèmes."
Seamus Heaney sourit. Puis il ajoute :
"Quand j'étais adolescent, l'un de mes frères est mort dans un accident de voiture. Je ne l'ai jamais oublié. C'est sans doute pour cette raison que ces "Laments" m'ont attiré. J'y ai retrouvé des sentiments que j'ai éprouvés. Que j'éprouve peut-être encore, au plus profond de moi."
Morbide, Seamus Heaney ? Ce serait mal le connaître. Disons qu'il est irlandais. En d'autres termes: c'est un homme dont la mémoire forge les mots. Heaney est né en 1939, dans le comté de Derry. Aîné de neuf enfants, il a grandi dans la ferme que possédaient ses parents. Après des études supérieures à Belfast, il commence par enseigner. Puis fréquente des cercles de poètes, où il retrouve notamment Derek Mahon et Paul Muldoon, autres futures figures emblématiques de la nouvelle poésie irlandaise. Heaney écrit ses premiers poèmes. Il se souvient:
"Je les ai adressés à trois journaux. Deux semaines plus tard, tous me faisaient savoir qu'ils étaient prêts à les publier. J'ai eu de la chance..."
Encouragé par ces réactions, Heaney décide de poursuivre l'aventure. Son premier recueil, «Eleven Poems», paraît en 1965. Lui succède, l'année suivante, «Death of a Naturalist» (2). D'emblée, on salue ce poète de la terre qui célèbre, comme l'écrira le critique Maurice Harmon, des «retrouvailles heureuses, celles qui permettent à l'imagination de s'assurer la possession d'un passé familier». Les deux recueils suivants, «Door Into the Dark» et «Wintering out», emprunteront le même chemin: Heaney y évoque son Derry natal. Mais aussi, sur un mode exalté, sensuel, le monde, la nature.
A la fin des années 60, Heaney doit faire face à une autre réalité. L'Irlande du Nord bascule dans la violence.
"A l'époque, raconte le poète, j'ai été confronté, comme tous les autres catholiques, à une évidence: j'appartenais à une minorité. J'ai participé alors à des manifestations. Nos cris étaient la seule arme que nous pouvions opposer aux protestants et aux Anglais. Quand l'IRA a commencé à poser des bombes, il est évident que le bruit de leurs explosions a couvert celui de nos vociférations."
Que pense Heaney de la violence ? Sans détour, il répond: «Certaines violences peuvent engendrer des effets créateurs. Mais quand la violence se nourrit d'elle-même...» La question du conflit irlandais va se poser à nouveau pour Heaney en 1972 quand il décide de quitter l'Ulster pour aller s'installer en République d'Irlande. Certains voient alors en ce départ une dérobade. Pis: un abandon.
"Mon départ pour le comté de Wicklow n'avait aucune signification particulière, explique-t-il aujourd'hui. Je revenais d'un séjour d'un an à l'université de Californie, à Berkeley, et j'avais beaucoup réfléchi à ce que je voulais faire. Une Canadienne m'a proposé un cottage à Glanmore, près d'Ashford. Je n'ai pas hésité. Pourquoi? Parce que j'avais décidé de me consacrer entièrement à la poésie. J'avais besoin de solitude, j'avais besoin de me retrouver."
Heaney affirme ici un credo que jamais il n'abandonnera. A ses yeux, la poésie est autonome. Ni passive ni militante (ce qui n'interdit aucunement d'évoquer la réalité), elle est avant tout un instrument de connaissance.
«Dans un poème, dit-il, nous allons au-devant de nous-même afin d'atteindre ce qui était en nous tout le temps.»
Et de décrire cette jubilation, cette joie qu'il éprouve lorsque, enfin, surgissent les mots, les sons. En souriant il ajoute encore :
"J'ai la chair de poule dans ces instants-là. Pour moi, la poésie est aussi un moyen de cultiver ma propre singularité."
Une singularité qui, dans la dizaine de recueils qu'il a publiés à ce jour, lui permet tout autant d'explorer l'histoire de l'Irlande que sa réalité profonde. Poète de la mémoire, Heaney est aussi le poète de la tourbe et des arbres, des collines et des marais. Refusant le lyrisme, il arpente néanmoins le chemin des visionnaires. Du monde palpable qui nous entoure il nous donne à voir l'indicible, l'invisible. Et il écrit :
"Entre mon doigt et mon pouce
Le stylo trapu repose ; comme un pistolet."
Bernard Géniès, 1996
(1)et (2) Editions Faber and Faber, Londres. Toute l'oeuvre poétique de Seamus Heaney est publiée en Angleterre chez Faber and Faber.
En France, Gallimard a publié «Poèmes 1966-1984», un choix de poèmes superbement traduits par Anne Bernard Kearney et Florence Lafon.
A noter aussi, du même auteur: «Pays des marées», Granit, 1996, et «les Errances de Sweeney», le Passeur, 1995.
Pour découvrir l'oeuvre de Heaney, on peut également lire en français: «Seamus Heaney et la création poétique», Presses universitaires de Caen; et en anglais: «The Achievement of Seamus Heaney», par John Wilston Foster, The Lilliput Press, Dublin.
Source: "le Nouvel Observateur" 30/08/2013