La Bruyère
"Je relis les "Caractères" de La Bruyère. Si claire est l'eau
de ces bassins, qu'il faut se pencher longtemps au-dessus
pour en comprendre la profondeur."
(André Gide, Journal)
Je me demande parfois si, en enseignant Corneille, Racine, et tous les autres classiques à des gamins de 13-14 ans, le but (secret? inconscient?) de l'enseignement n'est pas (ou n'était pas? je ne sais pas ce qui s'enseigne aujourd'hui, ni même si quelque chose s'enseigne) de dégoûter les gens de toute forme de lecture.
En bonne logique, il faudrait d'abord commencer par étudier les modernes : Céline à 14 ans et Chateaubriand à 18.
Bref, toujours est-il que l'impression d'être passé à côté de quelque chose ( mais aussi un bel et vif article de Philippe Sollers dans Eloge de l'Infini, qui est, avec la Guerre du Goût, une de mes cavernes d'Ali-Baba préférée) a fait que je me suis mis à (re)lire La Bruyère récemment, non sans plaisir et profit :
"Ne nous emportons point contre les hommes en voyant leur dureté, leur ingratitude, leur injustice, leur fierté, l'amour d'eux-mêmes, et l'oubli des autres : ils sont ainsi faits, c'est leur nature, c'est ne pouvoir supporter que la pierre tombe ou que le feu s'élève".
Il y a des âmes sales, pétries de boue et d'ordure, éprises du gain et de l'intérêt; (...) capables d'une seule volupté, qui est celle d'acquérir ou de ne point perdre; uniquement occupées de leurs débiteurs; toujours inquiètes sur le rabais ou le décri des monnaies;(...) De telles gens ne sont ni parents, ni amis, ni citoyens, ni chrétiens, ni peut-être des hommes : ils ont de l'argent."
(N'est ce pas une belle réponse en forme de claque au sot suffisant qui disait récemment que de ne pas avoir de Rolex à 50 ans était la preuve d'un ratage social?)
"Avec l'esprit de discernement, ce qu'il y a au monde de plus rare, ce sont les diamants et les perles."
"Il faut chercher seulement à penser et à parler juste, sans vouloir amener les autres à notre goût et à nos sentiments; c'est une trop grande entreprise".
"Il y a dans l'art un point de perfection, comme de bonté ou de maturité dans la nature. Celui qui le sent et qui l'aime a le goût parfait; celui qui ne le sent pas, et qui aime en deçà et au delà, a le goût défectueux. Il y a donc un bon et un mauvais goût, et l'on dispute des goûts avec fondement."
(Le contraire de ce que l'on "pense" depuis les années 30, que tous les goûts sont dans la nature, qu'ils sont tous bons, et qu'ils doivent tous être exprimés : on voit les résultats, après l'euphorie).
"L'unique soin des enfants est de trouver l'endroit faible de leurs maîtres, comme de tous ceux à qui ils sont soumis : dès qu'ils ont pu les entamer, ils gagnent le dessus, et prennent sur eux un ascendant qu'ils ne perdent plus. Ce qui nous fait déchoir une première fois de cette supériorité à leur égard est toujours ce qui nous empêche de la recouvrer."
"Etre avec des gens qu'on aime, cela suffit; rêver, leur parler, ne leur parler point, penser à eux, penser à des choses plus indifférentes, mais auprès d'eux, tout est égal."
Il y a peu à dire de La Bruyère : il ne se maria pas, fut un temps précepteur d'un prince caractériel, n'écrivit sans cesse qu'un seul livre, fut élu à l'Académie, et mourut d' apoplexie à 51 ans, en 1696, à Versailles, dans les dernières années du Roi-Soleil.
" C’était un fort honnête homme, de très bonne compagnie, simple, sans rien de pédant, et fort désintéressé. Je l’avais assez connu pour le regretter, et les ouvrages que son âge et sa santé pouvaient faire espérer de lui", dit de lui Saint-Simon, qui ne le dit de presque personne.
En ligne :
http://fr.wikisource.org/wiki/Auteur:Jean_de_La_Bruy%C3%A8re