Souvenirs de Cioran
L’écrivain américain Benjamin Ivry, biographe de Poulenc, Rimbaud et Ravel, traducteur du
français (Gide, Verne, Gombrowicz, Balthus) et journaliste free lance fréquenta Cioran
régulièrement alors qu'il habitait Paris. Pour fêter le centenaire du philosophe, il vient de faire
paraître des souvenirs sur lui dans le Salmagundi Journal (numéro de Mars 2012) publié aux
Etats-Unis, dont nous avons extrait et traduit quelques passages.
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C’est en publiant son premier livre en 1947, «Précis de décomposition», qu’Emil Cioran devint
E. M. Cioran. Il me raconta plus tard qu’il flânait dans la librairie Galignani, très respectée à
Paris dans le domaine de la littérature anglaise, lorsqu’il vit le nom d’E.M. Forster inscrit sur la
couverture d’un livre et jugea que ces initiales séduisantes étaient dignes d’un écrivain.
En choisissant de signer sous le nom d’E.M. Cioran, il allait égarer les auteurs d’ouvrages de
référence comme ceux du dictionnaire Larousse qui, en créant une nouvelle entrée pour
«Cioran», lui inventèrent un deuxième prénom pour expliquer l’initiale M, et le dénommèrent
donc «Emile Michel Cioran», francisant au passage son premier prénom roumain.
Trop heureux d’y être référencé, Cioran n’osa jamais se plaindre de ces erreurs et en découvrit
d’autres par la suite dans des études qui présumaient par exemple que son (faux) deuxième
prénom était un gallicisme tiré de son prénom roumain ou encore que son véritable nom était
«Emile Mihai Cioran».
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Angliciste confirmé, Cioran avait tout naturellement adopté ces initiales aperçues dans une
librairie anglaise, et non parce qu’il a partagé plus de cinquante années de sa vie avec une jolie
professeur d’anglais blonde, Simone Boué. Il me racontait d’ailleurs avec quelle impatience il
attendait chaque représentation de Shakespeare donnée dans le Paris d’après-guerre par la
Compagnie de Donald Wolfit, ce cabotin qui inspira ensuite la pièce et le film anglais «The
Dresser».
Cioran appréciait évidemment son manque de retenue lorsqu’il incarnait Hamlet. Il suivait toute
la pièce texte en mains; ce n’était pas rien: comme à son habitude, Wolfit coupait régulièrement
des passages, et Cioran devait fouiller dans son édition bon marché de Hamlet pour se repérer,
tout en continuant de suivre la pièce.
Un jour, un employé de Wolfit vint l’aborder pendant l’entracte pour lui dire que Sir Donald
voulait lui demander quelque chose; Cioran, flatté, pensa que le célèbre acteur anglais avait
remarqué sa présence à toutes les représentations et qu’il désirait lui offrir une coupe de
champagne en coulisse. Mais c’était en réalité pour demander à ce spectateur dévot d’arrêter de
faire du bruit en tournant les pages de son livre, car cela le déconcentrait.
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Attribuant à la musique de véritables pouvoirs, Cioran me dit un jour, en citant ses Syllogismes
de l'amertume: «S'il y a quelqu'un qui doit tout à Bach, c'est bien Dieu.» Il ajoutait: «Sans Bach,
Dieu ne serait qu’un type de troisième ordre.»
Cioran a noté dans ses Cahiers que dans certains moments d’illumination, la musique vous ferait
croire qu’une théocratie est possible. Il explique en effet que la meilleure musique peut aussi
facilement le faire rêvasser que le plonger dans une fureur soudaine à l’égard de toutes les
attaques dont il a été victime de la part de ses adversaires.
Comme ses propres aphorismes, la musique, art utile, peut ouvrir des routes nouvelles. Un soir à
dîner, alors que nous discutions d’Heinrich Heine, j’ai chanté quelques mesures d’un lied de
Schumann sur un poème de lui. Cioran s’est exclamé, tout excité: «Si un jour tu as des ennuis
avec la police des frontières, tu n’auras qu’à chanter pour eux !» Il fallait entendre par là que,
même si je n’envisageais pas moi-même une telle situation, la musique pouvait résoudre les
problèmes délicats de visa, d’émigration, toutes choses que Cioran n’a jamais oubliées.
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Avant même le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, il était attiré, fasciné par certains
éléments de la tradition et la culture juives. En 1930, il assista au Congrès juif de Bucarest, où il
se révéla le seul non-juif présent, comme il le rapporte dans ses Cahiers.
Ses amitiés étroites pour des juifs roumains comme Paul Celan ou Benjamin Fondane, est un fait
attesté. Il fit bien plus que leur témoigner simplement de sa sympathie. Lorsque, sous
l’occupation allemande, Fondane fut arrêté en 1944 à Paris, Cioran alla supplier l’influent
directeur de chez Gallimard, Jean Paulhan, pour que celui-ci l’accompagne au poste de police et
fasse valoir sa notoriété littéraire afin de le libérer.
Il y amena Paulhan à juste raison car lui-même n’était qu’un obscur immigré roumain en
situation irrégulière qui échappait tout juste à la faim en mangeant dans les restaurants
universitaires parisiens, ce qu’il fit d’ailleurs jusqu’à ce qu’on lui retire sa carte d’étudiant, bien
après l’âge de quarante ans. Il ne jouissait d’aucune influence, d’aucune notoriété littéraire, et
pourtant il se présenta lui-même aux autorités d’occupation.
Peut-être impressionnées par la notoriété de Paulhan, les autorités acceptèrent de libérer
Fondane. Lui, de son côté, refusa d’abandonner sa soeur, elle aussi arrêtée. Ce dévouement
fraternel scella le destin de Fondane, qui fut assassiné à Auschwitz.
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Malgré les affirmations répétées d’auteurs de livres à charge, qui prétendent que Cioran serait
retourné un certain temps en Roumanie pendant la Seconde Guerre Mondiale, Cioran et Simone
m’ont toujours assuré que ce voyage n’a jamais lieu; Cioran est resté à Paris durant toute cette
période.
Contrairement à des Parisiens privilégiés, ou à des artistes de renommée internationale comme
Picasso, qui avaient les moyens de s’approvisionner au marché noir de La Villette, eux mangeait
rarement à leur faim. Leur souffrance ne peut être comparée à celle qu’ont endurée les déportés,
les prisonniers des camps de concentration; et pourtant Cioran me raconta que l’ambassade
roumaine organisait des buffets pour les émigrés, et qu’à une de ces occasions, les invités
affamés s’étaient rués avec une telle fureur sur les tables qu’ils en avaient renversé une, et
avaient répandu une importante quantité de nourriture et de boisson sur le sol.
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A Paris, Cioran menait la vie d’un étudiant pauvre, habitait dans des hôtels bon marché puis,
durant les dernières décennies, un appartement au sixième étage d’un immeuble où un ascenseur
ne fut installé qu’à la toute fin de sa vie. Quand on connaît la nature de Cioran, l’extrême
sensibilité de ses écrits, il n’est pas inutile de savoir que tous ces logements, même celui de la
rue de l’Odéon, ne disposaient que de toilettes sur le palier.
Pour une personne qui souffrait régulièrement de maux d’estomac, ces conditions de vie
n’étaient pas innocentes. A cause de la loi de 1948 sur les loyers, tombée en quasi désuétude
aujourd’hui, et qui permettait aux plus pauvres de vivre dans les quartiers du centre de Paris,
Cioran n’avait pas le droit de faire installer des toilettes dans son appartement: à supposer qu’il
en ait eu les moyens à la fin de sa vie, cela aurait entraîné une telle augmentation de loyer qu’il
aurait été contraint de quitter le 21, rue de l’Odéon.
De temps à autre, le propriétaire essayait de les en expulser, lui et Simone, prétendant qu’un de
ses proches souhaitait s’y installer (un vide juridique de la loi de 1948), mais Cioran lui
répliquait: «Je vais convoquer la presse !», ce qui décourageait immédiatement le propriétaire
soucieux de sa réputation.
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Concernant ses problèmes digestifs, les Cahiers de Cioran mentionnent aussi un magasin aux
vitrines peu alléchantes qu’il était obligé de fréquenter, et qui vendait des produits diététiques.
Lors des dîners entre amis dans leur appartement, ce que Simone appelait «le pain de Cioran»
était d’ailleurs placé dans un panier à part.
Par mégarde, je me suis hasardé un jour à manger un morceau de cette chose insipide. Son goût
sec et granuleux – c’était censé être sans gluten mais ce n’était pas une excuse valable –
semblait symboliser tout le poids d’une destinée. Malgré sa notoriété toujours plus importante
dans les cercles d’intellectuels, Cioran vécut très chichement jusqu’à la fin, aidé par le modique
salaire de professeur de Simone.
Cette situation financière explique que beaucoup d’essais de Cioran, sur des sujets allants du
poète Paul Valéry à l’auteur du XIXe siècle Joseph de Maistre, furent écrits pour l’unique raison
qu’on les lui avait commandés. Hélas, personne ne pensa à lui demander d’écrire sur toutes les
questions littéraires qui le passionnaient, telles que la poète Emily Dickinson, à laquelle il vouait
une véritable adoration.
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L’état de santé de Cioran, qui déclinait avec régularité, rendit nécessaire son hospitalisation à
l’hôpital Broca, où je me rendis régulièrement pour soutenir le moral de Simone. Au début de
son séjour, Cioran était encore capable d’un bon mot. Par exemple, une patiente sénile, dans la
chambre d’à côté, se mettait à hurler une phrase, qu’elle répétait inlassablement ; elle avait la
manie bizarre de répéter le dernier mot en l’épelant. Si elle criait «j’en ai marre !», elle épelait
ensuite M-A-R-R-E!, ou si c’était «je veux partir», elle rajoutait P-A-R-T-I-R ! Après l’avoir
écouté pendant quelques jours, Cioran dit d’un air narquois: «Elle a de l’avenir dans la
typographie.»
Au début aussi, ses habitudes de péripatéticien l’incitaient à déambuler pendant des heures dans
les couloirs de l’hôpital, comme si le simple fait de marcher pouvait apaiser les angoisses
toujours plus grandes provoquées par son état de santé. Il a beaucoup écrit sur le désespoir, la
paralysie qu’il entraîne, et la manière de l’aborder ; et pourtant, il était un homme naturellement
vigoureux: dans sa jeunesse il avait été un cycliste passionné (cela semble difficile à imaginer,
mais c’est pourtant la stricte vérité), et il restait un marcheur marathonien qui arpentait sans fin
les allées du Jardin du Luxembourg.
Même après la fermeture, il suivait les grilles de fer qui l’encerclent et semblent n’avoir jamais
de fin. De telles réserves d’énergie s’épuisèrent vite une fois qu’il fut hospitalisé. Lorsqu’il dut
rester alité, Simone eut à supporter sa maladie mais aussi toutes ses conséquences.
Il y eut par exemple la visite surprise de deux «flics» roumains, comme elle les appelait ellemême,
qui enquêtaient sur une rumeur colportée dans les cercles gouvernementaux, selon
laquelle Cioran aurait été abandonné, et laissé dans un complet état d’indigence.
Pour l’honneur de la Roumanie, il était apparu évident aux instances officielles qu’il fallait faire
sortir Cioran de l’hôpital Broca au plus vite et le ramener bon gré mal gré dans sa patrie, où il
serait soigné comme devait l’être un des plus remarquables fils de la nation. Simone leur assura
qu’il n’était pas nécessaire de kidnapper Cioran pour s’en occuper et après quelques jours passés
à enquêter, les «flics» se volatilisèrent aussi rapidement qu’ils étaient apparus.
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Les habitudes de Simone, qui s’occupait de Cioran tous les jours, furent bouleversées le jour où
elle fut renversée par une camionnette pendant qu’elle faisait son marché dans le VIe
arrondissement, près de chez eux. Elle me raconta que, lorsque le chauffeur sortit pour venir la
voir alors qu’elle était étendue sur le sol, elle lui cria: «Pourquoi ne m’avez-vous pas achevée ?»
Mais elle ne put s’empêcher d’ajouter qu’elle avait trouvé le chauffeur très beau alors même
qu’elle était furieuse contre lui de lui avoir foncé dessus. Quelle que soit la situation, Simone
était toujours extrêmement sensible à la beauté.
Elle me dit un jour qu’elle admirait le violoniste Yehudi Menuhin pour sa beauté, même quand
il prit de l’âge. J’évoquai les défauts qui étaient apparus dans ses derniers concerts, son oreille
défaillante ou le tremblement de ses mains, mais cela n’avait aucune importance pour elle. Elle
le trouvait magnifique, voilà tout. La beauté et l’élégance représentaient des qualités supérieures
aussi bien pour Simone que pour Cioran. Leur ami le philosophe Clément Rosset raconta à un
journaliste que, pendant leur dernière conversation, Cioran lui avait dit: «C’est vraiment très
inélégant de se suicider.»
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Signe des temps, juste au moment où Cioran se vit obligé de quitter le 21, rue de l’Odéon pour
partir à l’hôpital Broca, une figure de la télévision, qui était aussi un piètre écrivaillon de
biographies d’auteurs que Cioran méprisait, rentables certes mais grossièrement écrites et à
peine informées, cherchait un logement luxueux à la même adresse.
Ce biographe finit par s’installer dans un appartement de grand standing qui donnait sur la Place
de l’Odéon et sur son théâtre historique, alors que le modeste logement de Cioran ne donnait
que sur la rue étroite qui y mène. Ceux qui lui rendaient visite pouvaient néanmoins, en se
penchant par le balcon, apercevoir un bout de verdure du jardin du Luxembourg.
Lorsque je fis la connaissance de Cioran, dans les années 80, les aspects du quartier qui lui
plaisaient dans les années 30, comme les nombreuses librairies d’occasion, avaient disparu pour
laisser place à des magasins bourgeois et des boutiques de cartes de voeux pour touristes. Et
même le plaisir qu’il trouvait à se promener était gâté par la circulation toujours plus importante
et la pollution, qui faisaient de Paris un parking mal aéré plutôt qu’une ville de flâneurs.
Une autre particularité que possédait l’appartement sous les toits de Cioran, rue de l’Odéon, était
que sa mansarde, semblable à un grenier encastré sous les toits d’un immeuble bourgeois et que
Simone appelait toujours «la chambre de Cioran», était assez basse de plafond. Je mesure 1,80
m et lorsque je me mettais debout dans l’endroit le plus haut de la pièce, ma tête touchait le
plafond.
Cioran était assez petit pour s’y déplacer facilement mais il restait le plus souvent assis pour lire
ou écrire, ou bien allongé pour dormir. C’étaient sans doute les dimensions réduites de cette
pièce qui favorisaient les bruits extérieurs, venant soit des voisins, comme cette vieille femme à
l’étage inférieur qui laissait la radio allumée toute la journée et cuisinait des plats qui sentaient
fort, soit de l’agitation habituelle d’un immeuble parisien.
*
Après avoir soutenu moralement Simone dans les derniers moments de Cioran, j’ai refusé
d’assister à ses funérailles religieuses, qui commencèrent par une cérémonie dans la vénérable
église orthodoxe roumaine du Ve, l’église des Saints-Archanges. Après tout, Cioran avait bien
déclaré lui-même: «La liberté a été la seule religion de ma vie.»
Simone, complètement épuisée, avait confié la responsabilité d’organiser la cérémonie et
l’enterrement de Cioran au Cimetière Montparnasse à Marie-France Ionesco, fille d’Eugène, son
ami de toujours, et qui était pleine de talent et d’une intelligence très vive. Elle-même était très
proche de Simone et Cioran; elle avait des dons divers, et je me souviens d’ailleurs que Cioran
m’avait raconté à quel point le chef d’orchestre Sergiu Celibidache avait été impressionné de
voir que cette petite fille possédait l’oreille absolue.
Très croyante, elle avait prévu des funérailles dans la tradition roumaine orthodoxe, comme il
sied à un fils de pope, avec une cérémonie religieuse suivi d’un enterrement très couru au
Cimetière Montparnasse, auquel assistèrent des hordes de célébrités parisiennes dont Bernard-
Henri Lévy, qui ne comptait pour rien ou presque dans la vie de Cioran.
Je pressentais cette affluence, et je m’assurai que Simone recevrait tout le soutien nécessaire de
la part de Marie-France. Tout en comprenant que Simone ait accepté la cérémonie religieuse, je
la trouvais totalement étrangère au scepticisme de Cioran. D’ailleurs, Simone me confia juste
après l’enterrement qu’elle n’y aurait pas assisté si elle avait pu.
Elle célébra pourtant plusieurs fois de suite l’anniversaire de sa mort, dans cette même église
orthodoxe roumaine, tous organisés par la fidèle Marie-France, en dépit des hésitations de
Simone sur sa propre foi et de ses doutes à l’égard de toute instance religieuse en général. Une
personne profondément pieuse n’aurait pu vivre un demi-siècle avec Cioran, mais Simone avait
conservé auprès de lui certaines convictions farouches, notamment son inébranlable foi en
l’homéopathie. Elle souffrait d’une grave polyarthrite rhumatoïde qui lui déformait les mains et
lui causait de terribles douleurs : elle continuait pourtant d’avaler ses petites pilules
homéopathiques dans l’espoir qu’elles pourraient améliorer son état. Lorsque je l’eus enfin
persuadée de parler au téléphone à un acupuncteur chinois que je savais être qualifié et
bienveillant, le Dr. Hu Ying Chieh nous informa que la maladie de Simone aurait pu être
soignée si elle avait été prise plus tôt, mais qu’elle était désormais trop avancée pour être guérie
par l’acupuncture.
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Cette polyarthrite peut avoir été à l’origine de la noyade de Simone, qui nageait alors près des
côtes de Dieppe le 11 septembre 1997. Certains journalistes évoquèrent un suicide, mais il est
bien plus probable que son corps de plus en plus faible n’a pas obéi à ce qu’elle pensait encore
être, une femme agile et vigoureuse.
A près de 80 ans, Simone aimait encore beaucoup nager dans l’Océan. Tout comme Cioran ne
se serait jamais suicidé, il me paraît tout à fait improbable qu’elle ait fait ce choix, même si elle
s’étonnait dans ses lettres de ce que Cioran ait pu lu manquer autant. La postérité de Cioran et
notamment le travail sur la publication de ses «Cahiers» l’accaparaient beaucoup.
Le livre a été un succès pour Gallimard ; très bien accueilli, il a été traduit dans de nombreuses
langues, mais pas en anglais, pour l’instant. La nécessité de défendre Cioran face aux attaques
posthumes toujours plus violentes dont il a été l’objet de la part de Roumains ou de Roumains
expatriés, tout comme sa décision de faire don des archives de Cioran à la bibliothèque Jacques
Doucet, lui prenait tout son temps.
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J’ai rencontré Cioran et Simone pour la première fois en 1988, armé d’une lettre d’introduction
d’un ami commun, le traducteur américain de Cioran, Richard Howard. C’était peut-être un peu
démodé, mais je crois qu’ils ont apprécié cette courtoisie: se présenter avec une lettre
d’introduction...
Cioran admirait évidemment le magnifique travail de traduction de Richard Howard. Une fois
assis, nous avions engagé la conversation, et je me suis vite révélé à leurs yeux suffisamment
marginal, à de nombreux égards, pour susciter l’intérêt de Cioran et Simone. «Tant mieux !»
déclarait Cioran, à chaque fois qu’il m’entendait dire de quelqu’un qu’il était gay, juif, ou qu’il
appartenait à une autre minorité. «C’est inouï !» était son autre expression favorite, dès qu’il
entendait dire de quelqu’un qu’il sortait du rang, qu’il était rebelle ou anticonformiste.
Lorsqu’on avait des ennuis, il se révélait un véritable ami.
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Cioran et Simone étaient pour moi comme des grands-parents adoptifs, même si la fibre
paternelle ou maternelle étaient chez eux complètement inexistante puisqu’ils se considéraient,
où que ce fût, comme les plus jeunes d’esprit. L’affection qu’ils m’inspirèrent et continuent de
m’inspirer peut ressurgir dans les moments les plus inattendus.
Benjamin Ivry
traduit par Jacques Drillon et Louise Bastard
(sur le site de Bibliobs)