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Louise Glück Prix Nobel 2020 : Poemes

Publié le par Nouvelles du silence

traduits  de  l'américain  par  Linda  Orr  et  Claude  Mouchard (Voir l'original de la revue Po&sie plus bas avec le texte anglais).

Louise Glück est née en 1943, à New York, d’un père hongrois et d’une mère russe. Elle habite actuellement un village dans le Vermont, et enseigne à mi-temps l’anglais et la « creative writing » à  Williams  College  (dans  le  Massachusetts).  Plusieurs  années  durant,  elle  s’était  limitée  à  de courtes périodes d’enseignement, mais, déclare-t-elle aujourd’hui, « quatre semaines par an ne me donnaient pas un contact suffisant avec le son humain. »
Elle  a  publié  trois  livres :
Firstborn
 (The  New American  Library,  1968 ;  Réimp.  The  Ecco Press,  1983),
The House on the Marshland  (Ecco,  1975), et
Descending Figure
 (Ecco,  1980).
Les poèmes que nous traduisons sont tirés de Descending Figure.
 Tous (sauf un, le premier) forment de petits ensembles, de courtes suites.  Le principe de ces ensembles n’est évidemment pas thématique, ni narratif ou descriptif. Dans les cinq poèmes de « Le Jardin », par exemple, ou dans ceux de « Consécration à la Faim », un reflet énigmatique se propage, mais qu’on ne saurait nommer ;  les  poèmes  forment,  entre  eux,  un  espace  où  transparaît  une  sorte  de  question.
Qu’est-ce qui à chaque fois, d’une impulsion obscure, exige plusieurs poèmes ? Ce qui est sur le point d’être dit est aussitôt trop dit, et veut déjà être tu — mais pour resurgir, tout près et tout autre, dans deux, trois, quatre poèmes non moins avides de retourner au silence.
Louise Glück n’appartient pas à un groupe de poètes. Elle ne se laisse pas non plus ranger dans une tradition définie : « J’admire, dit-elle, Stevens et Dickinson, mais je me sensd’autres proximi­ tés, d’autres dettes : Eliot, Williams, Pound, Oppen, Cavafy. » Rilke, Sylvia Plath hantent sa poé­ sie — mais, presque, comme des tentations, ou des pièges. Avec Sylvia Plath, en tout cas, elle a en commun le vœu d’une féroce perfection, et la mise à nu sans merci des rapports entre homme et femme, entre père et fille  — cette fille dont le « rire dur » montre qu’elle a « compris ». « La faim, toujours la faim, c’est là sa charge », écrit Calvin Bedient. Oui, mais combien glis­sante, cette faim, combien équivoque, le manque, ici ! Le plus glacial, c’est que, selon la logique perverse de ces poèmes, les « pertes » puissent être dites « toutes soutenables.

 

LES ENFANTS NOYÉS


Tu vois, ils n’ont pas de jugement.
Alors il est naturel qu’ils se noient,
d’abord la glace les prend
et puis, tout l’hiver, leurs écharpes de laine
flottant derrière eux ils s’enfoncent
jusqu’à se taire enfin.
Et la mare les soulève dans ses multiples bras noir
Mais la mort doit leur venir d’une autre manière,
tout près du commencement.
Comme s’ils avaient toujours été
aveugles et sans poids. Aussi
le reste est-il rêvé, la lampe,
la bonne nappe blanche qui couvrait la table,
leurs corps.
Et pourtant ils entendent les noms habituels
comme des leurres glissant sur la mare :
Qu’est-ce que tu attends
rentre,  rentre à la maison, perdu
dans les eaux,  bleu et permanent

 


LE JARDIN

1.  La Peur de la Naissance

Un son. Puis sifflent et ronflent
les maisons glissant jusqu’à leurs places.
Et le vent
feuillette les corps des animaux —
Mais mon corps qui ne pouvait se contenter
de la santé  — pourquoi rejoindrait-il d’un bond
l’accord de l’éclat du soleil
Ce sera encore la même chose.
Cette peur, cet être au-dedans,
au point de me pousser dans un champ
sans immunité
et jusqu’au moindre buisson qui marche
raide sorti de terre, traînant
la signature tordue de sa racine,
et jusqu’à la tulipe, une serre rouge.
Et puis les pertes,
l’une après l’autre,
toutes soutenables

2.  Le Jardin

Le jardin t’admire.
En ta faveur il se barbouille de pigment vert,
des rouges extatiques des roses,
pour que tu y viennes avec tes amoureux.
Et les saules —
vois comme il a formé ces vertes
tentes de silence. Mais
il y a autre chose qu’il te faut,
ton corps si doux, si vivant, parmi les animaux de pierre.
Avoue qu’il est terrible d’être comme eux,
de n’avoir plus mal.

3.  La Peur de l’Amour


Ce corps couché près de moi comme pierre obéissante  —
une fois ses yeux parurent s’ouvrir,
nous aurions pu parler.
En ce temps-là, c’était déjà l’hiver.
De jour, le soleil montait casqué de feu,
et la nuit aussi, au miroir de la lune.
Sa lumière passait libre sur nous
comme si nous étions couchés
pour ne pas laisser d’ombre,
rien que ces deux légers creux dans la neige.
Et le passé, encore, s’étirait devant nous,
calme, complexe, impénétrable.
Sommes-nous longtemps restés couchés là
alors qu’en se donnant le bras, en capes de plumes,
les dieux descendaient
de la montagne que nous leur avons construite ?

4.  Origines


Comme si une voix disait
Tu devrais déjà dormir —
Mais il n’y avait personne. Ni
l’air n’avait noirci,
même si la lune était là,
emplie déjà de marbre.


Comme si dans un jardin bondé de fleurs,
une voix avait dit
Qu’ils sont ternes,  ces ors,
si sonores,  si répétés,
et qu’alors tu aies fermé les yeux,
couchée parmi eux, toute
bégayante flamme :

pourtant tu ne pouvais dormir,
pauvre corps, la terre
encore cramponnée à toi.


5.  La Peur de l’Enterrement

Dans le champ vide, le matin,
le corps attend qu’on le réclame.
L’esprit est assis près de lui, sur un petit roc —
rien ne vient lui redonner forme.
Pense à la solitude du corps.
La nuit il arpente le champ fauché,
son ombre bouclée le serre.
Quel long voyage.
Et déjà, tremblantes, lointaines, les lumières du village
explorent les rangées sans s’arrêter à lui.
Que semblent loin
les portes de bois, le pain et le lait
posés comme des poids sur la table.


FORME QUI DESCEND

1.  Errer

Au demi-jour je sortis dans la rue.
Le soleil flottait bas dans le ciel de fer,
cerclé de froid plumage.
Si je pouvais t’écrire
ce vide —
Le long de la rue, des groupes d’enfants
jouaient dans les feuilles sèches.
Jadis, à cette heure, ma mère se tenait
au bord de la pelouse, portant ma petite sœur.
Tous étaient partis ; je jouais
dans la rue obscure avec mon autre sœur,
rendue par la mort si seule.
Nuit après nuit, nous fixions le porche grillagé
empli d’une lumière d’or, magnétique.
Pourquoi, elle, ne l’appelait-on jamais ?
Souvent je laissais mon nom à moi glisser, passer,
tout en implorant qu’il me protège.

 

2.  L ’Enfant Malade
(Rijksmuseum)

Une petite enfant
est souffrante, s’est éveillée.
C’est l’hiver, minuit passé,
à Anvers. Au-dessus d’un coffre de bois,
les étoiles brillent.
Et l’enfant
est détendue dans les bras de sa mère.
La mère ne dort pas ;
fixement
elle regarde au-dedans du musée qui brille.

Vers le printemps l’enfant va mourir.
Aussi il est mal, mal
de la tenir —
Qu’elle reste seule,
sans mémoire, quand les autres s’éveillent
terrifiés, raclant la noire
peinture de leurs visages.

Vers le printemps l’enfant va mourir.
Aussi il est mal, mal
de la tenir —
Qu’elle reste seule,
sans mémoire, quand les autres s’éveillent
terrifiés, raclant la noire
peinture de leurs visages.

 

3.  Pour ma Sœur


Loin, ma sœur remue dans son petit lit.
Les morts sont comme ça,
toujours les derniers à se calmer.
Car, même longtemps couchés en terre,
ils n’apprennent pas à parler,
mais restent, incertains, à se presser aux barreaux de bois,
si petits que les feuilles les plaquent au sol.
A présent, si elle avait une voix,
commenceraient les cris de faim.
J’irais à elle ;
Peut-être si je chantais tout doucement,
sa peau si blanche,
sa tête couverte de plumes noires..


CONSÉCRATION À LA FAIM

1.  De Banlieue

Ils traversent la cour
et à la porte de derrière
la mère voit avec plaisir
comme ils se ressemblent, père et fille —
Ce temps-là, j’en sais quelque chose.
La petite fille qui exprès
balance les bras, rit
de son rire dur.
On devrait le garder secret, ce son.
Il montre qu’elle a compris
que le père ne la touche jamais.
C’est une enfant ; il pourrait la toucher
s’il voulait.

2.  Grand-mère


« Souvent, debout à la fenêtre  —
ton grand-père
était jeune homme alors  —,
j’attendais, au début de la soirée. »
C’est ça le mariage.
Je vois la menue silhouette
se changer en homme
à mesure qu’il approche d’elle,
les cheveux cernés d’une dernière lumière.
Je ne pose pas de questions
quant à leur bonheur. En hâte il entre
avec sa faim de jeune homme,
si fier de lui avoir appris ça :
son baiser devait être
nettement tendre  —
Bien sûr, bien sûr. Sauf
qu’il aurait pu aussi bien
lui mettre la main sur la bouche.

3  Éros

Etre mâle, aller
toujours aux femmes,
être repris
dans la chair percée :
Je suppose
que ça secoue la mémoire.
Et la petite fille
qui se veut
dans les bras de son père
de même l’a aimé
en second. Sans qu’on lui dise
quel besoin exprimer.
Il y a un regard qu’on voit,
la bouche plutôt désespérée  —
Parce que le lien
ne se prouve pas.

4.  La Déviation

Ça commence tranquillement
dans l’enfance, chez certaines filles :
la peur de la mort, qui prend pour forme
la consécration à la faim,
parce que le corps d’une femme
est une tombe, prête à accepter
n’importe quoi. Je me souviens,
j’étais au lit la nuit,
je touchais les seins digressifs, doux,
je touchais, à quinze ans,
leur chair, leur ingérence,
que je devais sacrifier
jusqu’à libérer les membres
de floraison et subterfuge : j’ai senti
ce que je sens maintenant à aligner ces mots  —
c’est le même besoin de perfection,
dont la mort n’est que le sous-produit.


5.  Objets Sacrés


Aujourd’hui dans le champ j’ai vu
les bourgeons durs, actifs, du cornouiller,
et je voulais, comme on dit, les attraper
pour les rendre éternels. C’est la prémisse
de la renonciation : l’enfant,
sans soi dont on puisse parler,
vient à la vie dans le refus.
J’étais séparée dans cet accomplissement,
dans ce pouvoir d’exposer
le corps sous-jacent, comme un dieu
dont l’action
n’a pas de parallèle dans le monde naturel

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