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Alain Finkielkraut : Discours de réception à l'Académie française

Publié le par Nouvelles du silence

                                                              Le 28 janvier 2016

 

Mesdames, Messieurs de l’Académie,

En manière de préface au récit débridé que lui a inspiré le tableau d’Henri Rousseau La Carriole du père Juniet, Félicien Marceau relate le dialogue suivant :

– La carriole du père Bztornski ? dit le directeur de la galerie. Qu’est-ce que ça veut dire ?

– C’est le titre de mon tableau, rétorqua le douanier Rousseau.

Le directeur plissa son nez, qu’il avait fort grand, et agita son index, qu’il avait fort long.

– Mon pauvre ami, avec ce titre-là, vous ne le vendrez jamais, votre tableau.

– Tiens ! Pourquoi ? dit Rousseau qui, de son passage dans l’administration de l’octroi, avait gardé le goût d’aller au fond des choses.

– Bztornski ! reprit le directeur avec force. C’est un nom à éternuer, ça. Mon cher monsieur, retenez bien ceci : un client qui éternue, c’est un client qui n’achète pas.

Et, rêveusement, il énonça :

– Ce doit être une loi de la nature.

– Alors, qu’est-ce qu’on fait ? dit Rousseau.

– Mettez Juniet et n’en parlons plus, dit le directeur. C’est le nom d’un de mes cousins. Un négociant. Très honorablement connu dans tout le Gâtinais, ajouta-t-il après un temps et sans doute pour balayer les dernières réticences du peintre.

Telle est la scène qui, s’il faut en croire le célèbre historien d’art Arthème Faveau-Lenclume, se serait déroulée, par une belle journée d’octobre 1908, dans une modeste galerie de la rue des Saints-Pères.

 

Nous sommes en janvier 2016. Et un nom cacophonique, un nom dissuasif, un nom invendable, un nom tout hérissé de consonnes rébarbatives, comme Bztornski ou mieux encore, comme Karfunkelstein, le patronyme dont l’extrême droite avait affublé Léon Blum pour faire peur aux bons Français, un nom à éternuer en somme, et même, osons le dire, un nom à coucher dehors, est reçu aujourd’hui sous la coupole de l’institution fondée, il y aura bientôt quatre siècles, par le cardinal de Richelieu.

Né quelque dix ans seulement après cette diatribe du futur académicien Pierre Gaxotte contre le chef du gouvernement de Front populaire : « Comme il nous hait ! Il nous en veut de tout et de rien, de notre ciel qui est bleu, de notre air qui est caressant, il en veut au paysan de marcher en sabots sur la terre française et de ne pas avoir eu d’ancêtres chameliers, errant dans le désert syriaque avec ses copains de Palestine », l’héritier de ce nom n’en revient pas. Il éprouve, en cet instant solennel, un sentiment mêlé de stupeur, de joie et de gratitude. S’appeler Finkielkraut et être accueilli parmi vous au son du tambour, c’est à n’y pas croire.

Ce nom d’ailleurs, je ne l’ai pas toujours porté au complet. Pour simplifier la vie des professeurs, pour ne pas affoler le personnel administratif, et pour éviter à mes condisciples la tentation d’une plaisanterie facile sur la dernière syllabe, mes parents ont obtenu qu’à l’école ou au lycée je me fasse appeler Fink ou Finck. Je suis revenu à Finkielkraut quand ma carriole a quitté la classe, parce que je croyais pouvoir compter alors sur la maturité de mes interlocuteurs et que nous ne sommes plus en 1908 : comme ceux de l’affiche rouge, à prononcer mon nom est difficile. Après les années noires, l’honneur m’imposait de ne pas m’en défaire.

Et en ce jour, c’est aux miens que je pense. À mes grands-parents, que, comme la plupart des Juifs ashkénazes nés dans le baby-boom de l’après-guerre, je n’ai pas connus. À ce grand-père maternel qui, avec sa femme, dirigeait une entreprise de bois à Lvov, alors ville polonaise, mais qui, je l’ai appris tardivement, préférait l’étude et la fréquentation des livres sacrés. À mes parents bien sûr, qui ne sont pas là pour connaître ce bonheur : l’entrée de leur fils à l’Académie française alors que le mérite leur en revient. Non qu’ils aient éprouvé à l’égard de la France une affection sans mélange. C’est de France, et avec la complicité de l’État français, que mon père a été déporté, c’est de Beaune-la-Rolande, le 28 juin 1942, que son convoi est parti pour Auschwitz-Birkenau. Le franco-judaïsme alors a volé en éclats, les Juifs qui avaient cru reconnaître dans l’émancipation une nouvelle sortie d’Égypte, ont compris qu’ils ne pouvaient pas fuir leur condition. Pour le dire avec les mots d’Emmanuel Levinas, la radicalité de l’antisémitisme hitlérien a rappelé aux Juifs « l’irrémissibilité de leur être ». La judéité n’était plus soluble dans la francité et mes parents auraient été désolés de me voir m’assimiler à la nation en lui sacrifiant mon identité juive même si cette identité ne se traduisait plus, pour eux ni donc pour moi, par les gestes rituels de la tradition. Ce qu’ils voulaient ardemment néanmoins, c’est que j’assimile la langue, la littérature, la culture française. Et ils pouvaient, à l’époque, compter sur l’école. Ils vouaient à l’enfant unique que j’étais un amour inconditionnel mais ils ne lui ont pas vraiment laissé d’autre choix que d’être studieux et de ramener de bons bulletins. J’ai donc appris à honorer ma langue maternelle qui n’était pas la langue de ma mère (la sienne, le polonais, elle s’est bien gardée de me l’enseigner, pour que s’exerce en moi, sans partage et sans encombre, le règne du vernaculaire). J’ai appris aussi à connaître et à aimer nos classiques. Pour autant, le fait d’être français ne représentait rien de spécial à mes yeux. Comme la plupart des gens de mon âge, j’étais spontanément cosmopolite. Le monde où j’évoluais était peuplé de concepts politiques et, l’universel me tenant lieu de patrie, je tenais les lieux pour quantité négligeable. L’Histoire dont je m’entichais me faisait oublier la géographie. Comme Vladimir Jankélévitch, je me sentais libre « à l’égard des étroitesses terriennes et ancestrales ». La France s’est rappelée à mon bon souvenir quand, devenue société post-nationale, post-littéraire et post-culturelle, elle a semblé glisser doucement dans l’oubli d’elle-même. Devant ce processus inexorable, j’ai été étreint, à ma grande surprise, par ce que Simone Weil appelle dans L’Enracinement le « patriotisme de compassion », non pas donc l’amour de la grandeur ou la fierté du pacte séculaire que la France aurait noué avec la liberté du monde, mais la tendresse pour une chose belle, précieuse, fragile et périssable. J’ai découvert que j’aimais la France le jour où j’ai pris conscience qu’elle aussi était mortelle, et que son « après » n’avait rien d’attrayant.

Cet amour, j’ai essayé de l’exprimer dans plusieurs de mes livres et dans des interventions récentes. Cela me vaut d’être traité de passéiste, de réactionnaire, voire pire, et même le pire par ceux qui, débusquant sans relâche nos vieux démons, en viennent à criminaliser la nostalgie, et ne font plus guère de différence entre Pétain et de Gaulle, ou entre Pierre Gaxotte et Simone Weil. Le nationalisme, voilà l’ennemi : telle est la leçon que le nouvel esprit du temps a tirée de l’histoire, et me voici, pour ma part, accusé d’avoir trahi mon glorieux patronyme diasporique en rejoignant les rangs des gardes-frontières et des chantres de l’autochtonie. Mais tout se paie : ma trahison, murmure maintenant la rumeur, trouve à la fois son apothéose et son châtiment dans mon élection au fauteuil de Félicien Marceau. De cet auteur prolifique, Le Monde disait, en guise d’éloge funèbre, qu’il est mort oublié le mercredi 7 mars 2012, à l’âge de 98 ans. Et il ne reste, en effet, rien de lui sur le site d’information Mediapart sinon cette épitaphe : « Félicien Marceau, un ancien collaborateur devenu académicien ».

Un défenseur exalté de l’identité nationale, oublieux de ses origines vagabondes et astreint à faire l’éloge d’un collabo : il n’y a pas de hasard, pensent nos vigilants, et ils se frottent les mains, ils se lèchent les babines, ils se régalent à l’avance de cet édifiant spectacle. Les moins mal intentionnés eux-mêmes m’attendent au tournant et j’aggraverais mon cas si je décevais maintenant leur attente.

Je commencerai donc par là mon cheminement dans la vie et l’œuvre de celui à qui aujourd’hui je succède. Louis Carette, c’était son nom, est né à Cortenberg, dans le Brabant, le 16 septembre 1913. « Au commencement, écrit-il dans son autobiographie, Les Années courtes, il y eut un grand tumulte. » Ses premiers souvenirs sont des souvenirs d’épouvante : la guerre, le sac d’une ville, des incendies, des morts. « Ce n’est pas ça, l’enfance. Cela ne devrait pas être ça. C’est une aube, l’enfance, non ces clameurs, non cette peur. » La peur, donc, au lieu de l’aube, et les jours comme les nuits de Louis Carette en resteront à jamais marqués. Fils de fonctionnaire, il fait ses études au collège de la Sainte-Trinité à Louvain. Ses professeurs étaient des prêtres. L’un d’entre eux, le père Théodule, exerça sur l’élève de troisième qu’il était et sur l’écrivain qu’il allait devenir une influence décisive. Deux grands principes, en effet, structuraient tout son enseignement. Principe numéro 1 : « L’ennemi du style, c’est le cliché. Qu’est-ce que le cliché ? C’est quelque chose qui a été écrit avant nous. Il faut écrire comme personne […]. Nous étions médusés, commente Félicien Marceau. Jusque-là nous pensions que bien écrire, c’était précisément écrire comme les autres, comme les écrivains. » Principe numéro 2 : il faut faire des comparaisons sans arrêt, « parce que, si on ne fait pas une comparaison, on ne voit pas. Or, le style, c’est faire voir ». Et, en bon pédagogue, le père Théodule fait suivre d’un exemple concret son affirmation péremptoire : « J’écris : il y avait des oiseaux sur les fils du télégraphe. Vous voyez quelque chose ? Non, rien du tout. Tandis que si j’écris : il y avait des oiseaux sur les fils du télégraphe, comme des notes sur une portée de musique, là, vous voyez quelque chose. Le style, c’est l’image. »

Félicien Marceau n’oubliera jamais cette double injonction. Elle déterminera aussi bien son art littéraire que sa philosophie de la vie. Ainsi, dans Le Corps de mon ennemi, choisit-il d’ouvrir les yeux du lecteur sur le recouvrement de la réalité par sa désignation, à l’aide d’une métaphore dont le comique évocatoire eût enchanté le père Théodule : « Chaque fois qu’on pose un mot sur une chose, c’est comme un veston qu’on accroche à une patère : la patère disparaît. » Il s’agit pour l’écrivain de remédier à cette disparition en congédiant, autant que faire se peut, les syntagmes figés du langage courant. Et nul doute que son maître hétérodoxe eût apprécié dans La Terrasse de Lucrezia l’image de ces hommes qui, s’estimant très au-dessus de leur fonction, « les exercent avec condescendance, comme les tenant au bout d’une pince à sucre » ou, dans La Grande Fille, cette prise au mot rafraîchissante d’une image éculée : « Tout à leur bonheur, en étaient-ils à ne plus toucher terre ? Étaient-ils en quelque sorte en état d’apesanteur – devenus pareil à ces astronautes que l’on voit se déplacer dans leur habitacle avec des langueurs de baleine ? »

Mais j’anticipe. Après ses années de collège, Louis Carette entre à l’Université de Louvain. Et là ce jeune catholique fait ses premières armes dans ce qui est alors le seul quotidien universitaire au monde : L’Avant-garde. C’est son entrée en littérature, et c’est aussi, sous l’égide d’Emmanuel Mounier, son entrée en politique. Il préside la sous-section de la revue Esprit fondée à Louvain en 1933 et il publie, le 19 mai 1934, dans les colonnes de L’Avant-garde, un réquisitoire aux accents pré-sartriens contre la passion antisémite : « L’antisémitisme est un sentiment de petit-bourgeois. Le petit-bourgeois mal élevé qui lourdement fait ressortir “sa supériorité de race”. On comprend qu’il y tienne : c’est la seule qu’il ait et elle n’est basée que sur un préjugé. » Plus loin dans le même article, Carette enfonce le clou : « Ce préjugé, écrit-il, est un abus bien plus insupportable que l’intolérance religieuse ou politique car il vise la race. » Autrement dit, ce n’est pas de l’action ni même de l’opinion que l’antisémitisme fait un crime, c’est de l’être. Ce n’est pas la dissidence qu’il traque, c’est la naissance.

Mais cette génération née à la veille du grand carnage de 1914-1918 est, avant toute chose, pacifiste. La guerre qui éclate en Espagne en 1936 aurait pu modifier cette disposition d’esprit. Les antagonismes, en effet, sont clairs : « démocratie contre dictature, gauche contre droite, les militaires contre les civils ». Mais les gouvernements démocratiques abandonnent les républicains espagnols. Même le Front populaire en France se cantonne dans la non-intervention. De là, écrit Félicien Marceau, date « la désaffection, la méfiance, le mépris même » qui devait peu à peu entourer tous ces gouvernements. Alors que montent les périls, l’indifférence gagne. Chamberlain, Hitler, Daladier, Mussolini, le vieux monsieur et les trois caporaux de 1918 sont mis dans le même sac et le pacifisme apparaît décidément comme la seule voie.

Quand la guerre éclate, Louis Carette a vingt-sept ans et, depuis 1936, il est fonctionnaire à l’Institut national de la radiodiffusion. Mobilisé, il combat dans l’armée belge. Celle-ci est rapidement mise en déroute. Carette se replie avec son régiment en France. Après la reddition, il reprend ses activités sur le conseil de son ministre de tutelle. Mais, entretemps, l’I.N.R. a été rebaptisé Radio Bruxelles, et placé sous le contrôle direct de l’occupant. Il devient le chef de la section des actualités. En mars 1942, de retour d’un voyage en Italie, il trouve l’atmosphère alourdie : « Bien que l’Union soviétique et les États-Unis fussent entrés dans la guerre, l’Allemagne était partout triomphante. L’occupation partout se durcissait. Des attentats avaient eu lieu, suivis de menaces de représailles collectives. Je crois que c’est un peu plus tard seulement que commencèrent à se répandre des informations sur les camps d’extermination. Mais, à ce moment déjà, les mesures de plus en plus graves prises contre les Juifs en faisaient prévoir de pires. Si révoltantes qu’elles fussent, d’autres mesures allemandes pouvaient encore appartenir à la dure logique d’un ennemi occupant. Les mesures contre les Juifs, pour moi, c’était tout ensemble l’horreur et la démence. Je puis concevoir la dureté. Je suis fermé à la démence. Je résolus de donner ma démission. » Et ce geste ne lui est pas facile. Une autre morale objecte en lui à son sursaut moral : la morale de groupe. Deux hontes se disputent alors son âme : la honte, en restant, de collaborer avec un pouvoir criminel ; la honte, en prenant congé, de laisser tomber ses collègues et de manquer ainsi aux lois non écrites de la camaraderie, cette camaraderie où, dit-il dans Les Années courtes, l’expérience lui a appris à reconnaître « le huitième péché capital et le plus sot, le plus lâche. On ne compte pas les gestes niais, les articles imbéciles, les manifestes saugrenus qui ont été faits, écrits ou signés “pour les copains” ou pour ne pas mériter ce regard d’une seconde à l’autre devenu froid ». Il y a, dans ces quelques lignes, l’esquisse d’une phénoménologie de la banalité du mal.

S’extirpant de la glu de la camaraderie, Carette quitte donc la radio le 15 mai 1942. Il fonde sa propre maison d’édition, où il publie notamment le grand dramaturge Michel de Ghelderode, mais il ne choisit pas pour autant la voie de la Résistance. À la Libération, il apprend que la police le recherche, il fuit donc vers la France, en compagnie de sa femme, avec pour seul bien une valise et son Balzac dans l’édition de la Pléiade. En janvier 1946, il est jugé par contumace et condamné à quinze ans de travaux forcés par le conseil de guerre de Bruxelles qui, sur trois cents émissions, a retenu cinq textes à sa charge : deux chroniques sur les officiers belges restés en France, une interview d’un prisonnier de guerre revenant d’Allemagne, un reportage sur le bombardement de Liège et une actualité sur les ouvriers volontaires pour le Reich. Ces émissions ne sont pas neutres. Comme le dit l’historienne belge Céline Rase dans la thèse qu’elle vient de soutenir à l’université de Namur : « Les sujets sont anglés de façon à être favorables à l’occupant. » Cela ne suffit pas à faire de Carette un fanatique de la collaboration. Ainsi, en tout cas, en ont jugé le général de Gaulle qui, au vu de son dossier, lui a accordé la nationalité française en 1959 et Maurice Schumann, la voix de Radio Londres qui, en 1975, a parrainé sa candidature à l’Académie française.

La condamnation à quinze ans de travaux forcés assortie de l’interdiction à perpétuité de publier tout article et tout livre est donc exorbitante. Reste ce fait incontournable : Louis Carette a choisi de travailler dans une radio dirigée par les Allemands alors que personne ne l’y obligeait et qu’il était à l’abri du besoin. Pourquoi ? La réponse à cette question se trouve dans son roman Les Pacifiques, écrit en 1943 et resté inédit jusqu’à sa publication en 2011 aux Éditions de Fallois. L’action se déroule à la veille du grand orage, et les personnages, impuissants, voient « la paix glisser dans le néant avec un sourire navré ». Ils ne sont pas révulsés par Mein Kampf, l’Anschluss, le dépeçage de la Tchécoslovaquie et la Nuit de cristal, mais par « la guerre immonde qui suscite tout ce qu’il y a d’immonde dans le cœur déjà si immonde des braillards. » Et quand la défaite est consommée, lit-on à la dernière page du roman, l’intelligence est de sauver les meubles.

L’ennemi des « pacifiques », ce n’est pas l’ennemi, ce sont, dans tous les camps, les gens qui rêvent d’en découdre. Et ces pacifiques sont d’autant moins enclins à résister qu’ils croient revivre une réédition de 1914, c’est-à-dire « d’un mécanisme narquois déclenché par mégarde et qui échappait aux hommes ». Un homme épouvanté en vaut deux : c’est fort de ce principe que Louis Carette choisit le pacifisme et s’y tient. L’histoire, en l’occurrence, n’est pas pour lui maîtresse de vie mais maîtresse d’erreur. L’expérience sur laquelle il s’appuie l’aveugle au lieu de l’éclairer. Le passé qui l’obsède lui dérobe l’effroyable nouveauté de l’événement qu’il est en train de vivre. Il oublie, à force de mémoire, que, comme l’écrit Valéry, le présent, c’est ce qui ne s’est jamais présenté jusque-là. Bref, il ne voit pas la discordance des temps et ceux qui, soixante-dix ans après, reprennent à leur compte dans leur nécrologie le jugement du conseil de guerre de Bruxelles, commettent un contresens analogue. Leur référence à eux, c’est Hitler, Maurras et la Deuxième Guerre mondiale. Ils jugent tout à cette aune, ils ne voient pas que depuis la conférence de Durban, organisée par les Nations unies en septembre 2001, l’antisémitisme parle la langue immaculée de l’antiracisme. Et, dès lors que les Juifs ne sont plus en butte au fascisme ou à la réaction, mais doivent répondre du comportement d’Israël, ils minimisent leurs tourments ou les abandonnent carrément à leur sort en tant que complices d’une politique criminelle. Leur invocation constante des heures les plus sombres de notre histoire ne protège pas les Karfunkelstein d’aujourd’hui contre la haine : elle les y expose.

Aux ravages de l’analogie, s’ajoutent les méfaits de la simplification. Plus le temps passe, plus ce que cette époque avait d’incertain et de quotidien devient inintelligible. Rien ne reste de la zone grise, la mémoire dissipe le brouillard dans lequel vivaient les hommes, le roman national qui aime la clarté en toutes choses ne retient que les héros et les salauds, les chevaliers blancs et les âmes noires. On met au pinacle le nom de Primo Levi, mais c’est Quentin Tarantino qui mène le jeu, c’est sur le modèle d’Inglorious Basterds que tout un chacun se fait son film. Je ne me sens pas représenté mais trahi et même menacé par les justiciers présomptueux qui peuplent la scène intellectuelle. Ce qui ne veut pas dire, bien sûr, que tout jugement moral relève de la bêtise et de la présomption. Pourquoi comprendre sinon pour éviter les pièges de l’anachronisme et pour juger en connaissance de cause ? Ainsi, ce ne serait pas un progrès mais une défaite de la pensée que de laisser sans jugement l’inébranlable solidarité des perdants de l’histoire dans les années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale. Au lieu de prendre la mesure de la catastrophe européenne, un certain nombre d’écrivains talentueux, regroupés autour des revues La Table ronde ou La Parisienne, firent flèche de tout bois contre ce qu’ils vivaient comme l’arrogance insupportable des triomphateurs. Sans se laisser entamer le moins du monde par la découverte de l’ampleur des crimes nazis, ils revendiquèrent pour eux la qualité de parias, de proscrits, de persécutés et la critique du résistancialisme leur tint lieu d’inventaire. Ils reconnaissaient que l’Occupation avait été une époque pénible, mais c’étaient les excès de la Libération qui constituaient pour eux le grand traumatisme. Félicien Marceau a toujours su préserver sa singularité. Reste qu’il faisait partie de cette société littéraire qui s’était placée sans état d’âme sous le parrainage des deux superchampions de l’impénitence : Jacques Chardonne et Paul Morand. Je suis donc fondé à penser avec regret que, pour l’essentiel, il en partageait l’humeur.

Voilà. J’ai tâché d’honorer sans faux-fuyant le rendez-vous qui m’avait été instamment fixé avec le passé de mon prédécesseur. Je peux donc aborder maintenant son présent, c’est-à-dire l’œuvre qu’il nous laisse.

Qui, il ? Félicien Marceau. Louis Carette avait à son actif un essai et trois romans. Mais arrivé en France, il a voulu, avant même de reprendre la plume, tourner la page. Il s’est donc doté d’un nouveau nom pour une nouvelle naissance et ce nom n’est évidemment pas choisi au hasard : il se lit comme une promesse de gaieté et d’insouciance après les sombres temps de la politique totale. Promesse tenue pour notre bonheur dans des romans comme Les Passions partagées ou Un oiseau dans le ciel. Mais la littérature prend un malin plaisir à contrarier les pulsions généralisantes, même celles des écrivains. Si tout est drôle ou cocasse chez Félicien Marceau, tout n’est pas délicieux, tout n’a pas le charme souriant de la légèreté, Chair et cuir, son chef-d’œuvre, est un livre grinçant et un voyage en eaux profondes. Lisons la première page :

« IL SE RÉVEILLA FRAIS ET DISPOS. Voilà d’où je suis parti. Voilà la brèche par où tout a passé. Tout – jusqu’au drame – et le reste. La phrase clef. La phrase qui m’a permis de voir clair. De déceler l’imposture. Sans elle, je serais encore là, je ne sais où, comme un imbécile. Exclu, rejeté, seul enfin. Seul et perplexe, seul et désespéré devant un monde pour moi clos comme un œuf. À ne rien comprendre. À croire que. Alors que la réalité est que. Frais et dispos. ‘‘Le lendemain, je me suis réveillé frais et dispos.’’ Partout. Les gens qui vous parlent, les gens dans le métro, les journaux. COMME SI TOUT LE MONDE SE RÉVEILLAIT FRAIS ET DISPOS. Comme si c’était une chose fréquente, normale, naturelle. N’est-ce pas ? Parce qu’enfin une phrase qu’on rencontre si souvent, on est bien forcé de penser qu’elle n’évoque rien d’exceptionnel, rien de curieux. Bon. »

Magis, le narrateur et le héros de l’histoire, fait, un jour, cet étrange constat : la vie ne ressemble pas au discours généralement tenu sur elle. Entre les mots proférés et les choses vécues, il y a un abîme dont personne ne paraît s’apercevoir. Car les hommes prennent pour l’être vrai le système formé par la rumeur, les préjugés, les lieux communs, les expressions toutes faites qui composent l’esprit du temps. Cartésiens et fiers de l’être, ils ont le cogito pour credo. « Je pense, donc je suis » disent-ils alors que, le plus souvent, au lieu de penser, ils suivent. Ils se veulent indépendants de la société. Mais cet individualisme est une chimère. La société ne leur est pas extérieure, elle leur colle à la peau. Dès qu’ils ouvrent la bouche, c’est elle qui parle. Ne s’étant jamais réveillé que l’haleine chargée et la bouche pâteuse, Magis a fini par comprendre que quelque chose ne tournait pas rond dans la langue. Au lieu de l’exactitude attendue, il y a vu à l’œuvre ce que Heidegger appelle la dictature du On : « Nous nous réjouissons comme on se réjouit ; nous lisons, nous voyons et nous jugeons de la littérature et de l’art comme on voit et juge ; plus encore nous nous séparons de la masse comme on s’en sépare. Nous nous indignons de ce dont on s’indigne. »

Les démocrates, les modernes que nous sommes, prétendent n’obéir qu’au commandement de leur propre raison, mais ils se soumettent en réalité aux décrets de l’opinion commune. Le bon sens apparaissant comme la chose du monde la mieux partagée, on se défie des supériorités individuelles, on refuse de se laisser intimider par les personnalités éminentes, mais du On lui-même, chacun est la victime consentante. Comme l’a montré Tocqueville, nous sommes, en tant que citoyens libres et égaux, les sujets dociles du pouvoir social.

Pourquoi citer ici Tocqueville et Heidegger ? Parce que si l’on veut comprendre la portée de Chair et cuir, il faut arracher ce roman à la gangue de la psychologie. Comme La Nausée ou L’Étranger, Chair et cuir explore les structures ontologiques de l’existence. Références écrasantes, dira-t-on. Non. Ce roman a ceci de Félicien qu’il est malicieux. La tournure populaire du style adopté donne lieu à des trouvailles surprenantes et toujours amusantes. Mais, comme l’a écrit profondément Chesterton, amusant n’est pas le contraire de sérieux, « amusant est le contraire de pas amusant et rien d’autre ».

Dans sa vie comme dans le récit qu’il en tire, Magis a donc décidé de rompre avec le système. Il ne se laissera plus dicter son identité par le babil du monde. Il ne fera plus entrer de force le vrai dans le carcan – ou dans le cocon – du vraisemblable. Il sortira, pour vivre et pour raconter sa vie, de l’œuf douillet de la doxa. Il brûlera ses vaisseaux sans égard pour le qu’en-dira-t-on. Faute de modèle qu’il pourrait suivre, Magis dispose, avant de se lancer dans cette téméraire entreprise, d’un parfait contre-exemple : les Mémoires d’Edgar Champion, son ancien condisciple. Cet écrivain, au faîte de la gloire, a pris en apparence le risque de tout dire. Et, de fait, il révèle des choses qu’en général on passe sous silence : qu’il était sournois, menteur ; que, dès l’âge de douze ans, il n’était plus à tenir, qu’il se touchait, qu’il volait le linge de sa tante pour s’exciter dessus. Un homme se penche sur son passif, comme il l’écrit lui-même. Sauf qu’il tait l’essentiel. Et l’essentiel, la grande affaire, ce n’est pas la sexualité, comme le veut le système, qui a déjà absorbé Freud, l’essentiel, c’est – incroyable mais vrai – l’essence.

« C’était son vice, à ce garçon, sa manie, son plaisir. Il était toujours fourré dans les garages, à renifler les bidons. Il se mettait dans un coin, le nez sur un bidon, et il ne bougeait plus, en extase, tout pâle, les narines pincées. Il la buvait même, l’essence. Il prenait les bouchons pour les lécher. Il ne s’en cachait pas, d’ailleurs.

– Il n’y a rien de plus bon, disait-il. »

Mais ce penchant, malgré sa promesse de sincérité absolue, le grand écrivain l’a prudemment retiré de la liste de ses anomalies. Il s’est dégonflé. Car l’essence, à la différence des culottes, ne figurait pas dans la table des dérèglements homologués par le système. Et Champion, qui songeait à sa carrière, a eu peur que cet hapax ne lui ferme les portes de l’Académie française. Alors, au moment de passer aux aveux, il s’est replié sur le bon vieil inavouable de la tradition. Conclusion de Magis, martelée plusieurs fois dans le roman : « La littérature n’avance que grâce aux livres dont l’auteur accepte qu’on se foute de lui. » Ce qui rappelle cette confidence de l’écrivain Crémone, au début des Pacifiques : « Je ne reculerais pas devant ces petites vérités honteuses, mesquines, qui font la grandeur d’un livre. Ce que j’appellerais les vérités-Dostoïevski. Mais malgré soi, on pense à ses amis, on se préoccupe de sa figure. » Magis n’a pas cette préoccupation. Il raconte non son obsession de la sexualité, mais le mal de chien qu’il a eu à, selon son expression, « perdre sa fleur ». Bref, il descend de l’estrade : « Sur une estrade, tout ce qu’on fait, ce n’est pas du mensonge, si on veut, mais ce n’est pas tout à fait la vérité, on se guinde, on fait le brave, l’avantageux, le bonnasse, on rigole, sans savoir de quoi. » Magis a pris la décision de vivre et d’écrire à sa hauteur.

« Quand on vit, il n’arrive rien, constatait Roquentin dans La Nausée. Les décors changent, les gens entrent et sortent, voilà tout. Il n’y a jamais de commencements, les jours s’ajoutent aux jours, sans rime ni raison, c’est une addition interminable et monotone. » Magis est un autre Roquentin : au lieu de mettre sa vie en mots pour en faire une aventure, il s’efforce, par le récit, de la soustraire au grand mensonge narratif des romans et des biographies traditionnelles. Allant jusqu’à abandonner les pourquoi et les comment bien machinés les uns dans les autres du principe de raison, il prend la vie comme elle est, avant que le système qui veille sur notre humanité ne se mêle de la faire tenir droit : un flot, un abandon, une pente. Une vie où les choses se mettent comme ça et où rien ne surnage.

Mais comme personne n’est parfait, Magis n’arrive pas à se déprendre de toutes les raisons et de tous les liens. Il s’est marié. Bientôt, la femme qu’il a très vite cessé d’aimer le trompe. Cette tromperie l’affecte, car à défaut d’amour, il reste relié aux autres – c’est sa vérité-Dostoïevski – par l’amour-propre. Il ne supporte pas d’être exclu, rejeté, méprisé. Alors qu’il était plongé dans une bienheureuse indifférence, il remonte à la surface, il tue sa femme et se débrouille pour faire condamner l’amant de celle-ci à sa place. Ce Dugommier a le système contre lui. Il prend vingt ans. Magis reste donc seul avec sa fille. Rousseauiste à sa manière, il veut par son éducation susciter un être qui ne doive rien au système. Il lui apprend donc à ne jamais censurer ses sentiments. Résultat : quand sa grand-mère lui rend visite, Marthe l’accueille par ces mots : « Papa, il dit toujours que tu nous emmerdes à venir comme ça. » Et quand la vieille dame éclate en sanglots : « Tu pleures, grande vache ! » Magis fait donc le vide, il s’affranchit de tous les liens humains, et voici les derniers mots du vide : « Il reste Marthe. Il reste nous deux, notre petite vie, notre petite planète. Qui ne cesse de s’éloigner. »

Ainsi l’homme qui met au jour le vice du système se révèle bien plus vicieux que celui-ci. Il finit par être libre, Magis, mais sa liberté a quelque chose de répugnant. Il n’est pas le preux chevalier de l’autonomie radicale, il est son triste sire. L’estrade ou le souterrain : au bout du compte, aucune option n’est satisfaisante. La thèse de Magis ne fait pas de Chair et cuir un roman à thèse. Devant l’affront infligé à sa pauvre grand-mère par une petite fille manipulée, on en vient même à se dire que l’hypocrisie a du bon, et que les formules convenues ne sont pas une aliénation détestable, mais une inhibition salutaire : elles n’incarcèrent pas les hommes, elles civilisent la société. Magis avait su nous enrôler dans son combat contre les poncifs et les clichés qui dérobent la vie à elle-même. Mais ce que son combat avait lui-même de systématique apparaît au moment de le quitter. Car sa pédagogie est un hommage involontaire aux protocoles de la civilité, aux lieux communs de la politesse ordinaire.

Félicien Marceau appartient à cette période bénie de notre histoire littéraire, où les frontières entre les genres n’étaient pas encore étanches. Les auteurs les plus doués circulaient librement d’une forme à l’autre et savaient être, avec un égal bonheur, romanciers, essayistes, dramaturges. L’œuf, écrit « en deux temps, trois mouvements », est ainsi la version théâtrale de Chair et cuir, et ce qui valut à cette pièce un succès mondial, c’est l’audace de sa composition autant que sa force comique et l’universalité de son propos. Marceau, qu’on classe paresseusement parmi les auteurs de boulevard, n’a pas usé pour nouer son intrigue de recettes éculées ; comme le dit Charles Dantzig dans son livre d’entretiens avec Félicien Marceau L’imagination est une science exacte, il a inventé une nouvelle formule théâtrale : la pièce écrite à la première personne. Le personnage principal raconte sa vie, et convoque les autres personnages pour les besoins des épisodes dont il veut nous faire part, se mêlant parfois à eux, puis revenant sur le devant de la scène pour raconter la suite. Dans L’œuf, comme un peu plus tard dans La Bonne Soupe, le coup de génie de Marceau consiste à transférer sur les planches un procédé tout naturel dans le roman : c’est le romancier en lui qui élargit le champ des possibles du théâtre.

Mais si la forme varie, la pensée de l’écrivain se caractérise par la constance de son questionnement. La virtuosité chez lui va de pair avec l’opiniâtreté. « Tous mes livres, écrit-il en 1994, sont une longue offensive contre ce que dans L’œuf j’ai appelé le Système, c’est-à-dire le signalement qu’on nous donne de la vie et des hommes. Ces lieux communs sont plus dangereux que le mensonge parce qu’ils ont un fond de vérité mais qu’ils deviennent mensonge lorsqu’on en fait une vérité absolue. » Et cette offensive lui paraît d’autant plus nécessaire, d’autant plus urgente même, qu’avec le règne des écrans, le Système est aujourd’hui au faîte de sa puissance : « Dans votre signalement de l’homme, mon cher, dit l’un de ses personnages, n’oubliez pas la télévision. Qui, tous les soirs, sur nos querelles, sur nos angoisses, vient étendre ses maux, ses images, son ronron. Comme une nappe. Bien tirée. Sans un pli. »

Mais peut-on échapper au système autrement que ne le fait Émile Magis ? Peut-on sortir de l’œuf sans devenir un cloporte ? Oui, répond Félicien Marceau, et dans deux essais écrits à trente ans de distance, il prend l’exemple de Casanova. L’aventurier vénitien déploie, tout au long de sa vie, une insolente et insatiable liberté. Mais s’il refuse de se laisser corseter par le principe de raison, ce n’est pas pour végéter béatement dans son magma. Loin de confondre la liberté avec l’indifférence, Casanova « est foncièrement un ami des femmes, entre les femmes et lui, il y a constamment connivence ». Il est donc l’anti-Magis. Et il est aussi, comme le montre magistralement Marceau, l’anti-Don Juan : « Que cherche Don Juan ? Non le plaisir mais la victoire. Sa vie est un perpétuel défi. Il a besoin d’un ennemi à vaincre, d’un obstacle à surmonter. Casanova, lui, cultive l’occasion et il est prompt à la saisir. » Il n’est pas l’homme du défi, mais l’homme de la disponibilité : dans le plaisir il ne cherche rien d’autre que le plaisir. La transgression restant dans un rapport de dépendance à l’égard de la loi, il s’affranchit simultanément de l’une et de l’autre. Jamais il n’éprouve le besoin de se poser en s’opposant : c’est un voluptueux, ce n’est pas un adversaire. Il choisit l’hédonisme, non l’héroïsme. Pour le dire d’un mot, Casanova ne met pas le système en question, il le met entre parenthèses. La liberté dont il fait preuve est « une liberté limitée à l’acte et que n’escorte aucune doctrine ».

On retrouve cette grâce chez certains personnages de Marceau comme Nicolas de Saint-Damien, le héros d’Un oiseau dans le ciel. Cet homme comblé est aimé de son épouse, de ses six belles-sœurs, de ses beaux-parents, et il coule des jours tranquilles dans l’hôtel familial de la rue Barbet-de-Jouy. Mais ce cocon l’étouffe. Alors, un jour, sans prévenir, il s’en va. « Il a filé comme un bas. Il s’est taillé comme un crayon ; dit Maïté, la meilleure amie de sa grand-mère. » De l’Angleterre à la Grèce, Nicolas de Saint-Damien affronte mille péripéties. Et voici, en six répliques, la morale de l’histoire :

« – D’abord comment va-t-il ?

– Il va très bien.

– Il est heureux ?

– Il est libre.

– C’est différent ?

– C’est l’étage au-dessus. »

Et puis surtout, il y a Marie-Jeanne, l’héroïne de Bergère légère. Quand nous faisons sa connaissance, c’est une grande fille de douze ou treize ans, charmante avec ses cheveux bruns coupés courts, ses pommettes rondes, ses yeux d’un bleu très foncé, son air insolent. Cet air, elle le conserve en grandissant. Marie-Jeanne n’est pas timide et peu lui importe le qu’en-dira-t-on. Elle aime « décontenancer, inquiéter, déranger ce calme où s’assoupissent les gens ». Sa vie hors des sentiers battus la conduit, avec sa bande, dans le village d’Etichove. Elle y rencontre, dans des circonstances qu’il n’est pas nécessaire ici de relater, le petit Boussais. Ils tombent amoureux. Ils vivent, sans savoir rien du lendemain, rattachés à rien, libres enfin. Mais lui doit faire son service militaire. Il pourrait ne pas se rendre à la convocation, il résiste à cette tentation car il ne sera jamais un réfractaire, un déserteur, un hors-la-loi. « Je suis un officiel, moi. Je le resterai malgré tout ce que tu as tenté de faire », dit-il à Marie-Jeanne, et n’étant pas à la hauteur de sa légèreté, il la perd.

« L’imagination est une science exacte », aime à dire Félicien Marceau. Mais il n’a pas imaginé Marie-Jeanne. Il ne l’a pas inventée. Il l’a rencontrée, comme il le raconte dans Les Années courtes, vers 1935. Elle était communiste, et c’était plus qu’une conviction, c’était un mode d’être et d’agir. Ce qui ne les empêchait pas, elle et lui, de fréquenter, le soir venu, des cafés obscurs et d’étranges boîtes de nuit. « Nous vivons, disait-elle, un moment de grâce. » Lorsque Louis Carette reçoit sa convocation militaire, Marie-Jeanne lui dit : « Nous pourrions partir, passer à l’étranger. » Il ne peut s’y résoudre. Le jour dit, Marie-Jeanne le conduit à la caserne et tout rentre dans l’ordre. Le petit Boussais, autrement dit, c’est Félicien Marceau. Et je me demande, à relire Bergère légère, et tous ses livres après Les Années courtes, si son amour éperdu de la liberté ne tient pas au fait qu’au moment crucial, il lui a préféré l’obéissance. Il me semble que cette œuvre, qui aurait pu faire sienne la maxime de Talleyrand – « ne pas élever d’obstacle entre l’occasion et moi » –, est toute entière habitée par la nostalgie de Marie-Jeanne.

J’en ai presque terminé et je m’aperçois qu’il manque à cet éloge la belle adaptation pour Giorgio Strehler, metteur en scène magique, de La Trilogie de la villégiature de Goldoni. Il manque Balzac et son monde, la somme érudite et affectueuse consacrée par Marceau à l’auteur qui l’a accompagné sa vie durant. Manquent aussi des romans aussi essentiels que Creezy ou l’histoire de ce fils de famille noceur et désœuvré qui devient L’homme du roi et que – démenti cinglant à la sagesse du Système – le pouvoir ne corrompt pas mais élève. J’aurais dû en outre faire halte à Capri, petite île et, plus généralement, faire un sort à l’Italie indocile, devenue au fil du temps la deuxième patrie de cœur de Félicien Marceau. Je dirai pour ma défense que je n’ai pas voulu être exhaustif. J’ai découvert une œuvre que, je l’avoue, je connaissais à peine, et Chair et cuir, un roman qui fait désormais partie de ma bibliothèque idéale, m’en a fourni la clé.

Arrivé au terme de ce périple, j’ai les mots qu’il faut pour dire exactement ce qui me gêne et même me scandalise dans la mémoire dont Félicien Marceau fait aujourd’hui les frais. Cette mémoire n’est pas celle dont je me sens dépositaire. C’est la mémoire devenue doxa, c’est la mémoire moutonnière, c’est la mémoire dogmatique et automatique des poses avantageuses, c’est la mémoire de l’estrade, c’est la mémoire revue, corrigée et recrachée par le Système. Ses adeptes si nombreux et si bruyants ne méditent pas la catastrophe, ils récitent leur catéchisme. Ils s’indignent de ce dont on s’indigne, ils se souviennent comme on se souvient.

La morale de toute cette affaire, ce n’est certes pas que le temps est venu de tourner la page et d’enterrer le devoir de mémoire, mais qu’il faut impérativement sortir celui-ci de « l’œuf » où il a pris ses quartiers pour lui rendre sa dignité et sa vérité perdues.

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